Réflexion sur le théâtre en milieu scolaire

août 2022

Ces réflexions sont issues de quatre années d’expérience théâtrale en milieu scolaire par la collaboration d’un enseignant de lettres modernes et d’un comédien, metteur en scène de la troupe Métamorphose. Cette expérience est liée à un travail spécifique sur les addictions ouvert aux autres disciplines enseignées (sciences de la vie et de la terre, éducation physique et sportive, éducation civique et géographie, comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté). Le projet se nomme addictions en scènes. Le propos ci-dessous élargit sa portée à tout projet théâtral de classe et non à celui-ci en particulier.
Le parti pris pédagogique est d’engager, chaque année, l’ensemble d’une classe de collège, en l’occurrence une classe de quatrième, dans un projet théâtral autour duquel est structuré l’ensemble du cours de français. Les élèves ne sont pas des volontaires, le projet concerne toute la classe. L’idée sous-jacente est que le théâtre soit proposé comme pratique à des élèves du collège comme une modalité de l’enseignement du français. Il est évident que les modalités de travail que nous allons discuter sont étroitement dépendantes de ce choix. Avec un groupe d’élèves qui aurait choisi de faire du théâtre, le questionnement serait autre. Nous parlons bien d’une classe qui aborde le théâtre en cours de français de manière régulière et intensive.
L’enjeu est de faire du théâtre le vecteur des apprentissages cognitifs (le programme) sans scolariser le théâtre et sans professionnaliser non plus la classe en classe d’option théâtre.
Un autre défi est d’arriver à constituer petit à petit une troupe. Parmi les dispositifs mis en place au cours des années, il y a l’organisation d’une rencontre inter-établissements de théâtre scolaire du Bassin d’Arcachon (Gironde), la participation à la fête des collégiens organisée par le Conseil Général, et l’organisation de dates de fin d’année pour la représentation des pièces.
Le travail s’appuie aussi sur un journal de l’expérience théâtrale qui rassemble les extraits des journaux tenus par chaque élève de novembre à juin. Nul enseignement ne se tient sans une réflexion des élèves sur l’objet de l’enseignement.

Une telle expérience une fois admise par l’institution se heurte à un certain nombre de problèmes qui interroge la pédagogie et que nous allons chercher à sérier.

La difficulté des corps à s’exprimer

Une anecdote fera comprendre l’obstacle majeur auquel se heurte l’expérience théâtrale en milieu scolaire. Depuis trois années et notamment les deux dernières années, les élèves pour jouer, se précipitent sur des chaises. Ils sont sur des chaises pour jouer, ils sont sur des chaises comme spectateurs. La chaise est un refuge. On peut s’en agacer. Il vaut mieux tenter de comprendre puis, ensuite, mettre en place un dispositif théâtral qui évite le recours à la chaise. Au fond, si les élèves se précipitent sur des chaises n’est-ce pas tout simplement parce qu’ils sont à l’école et que la discipline scolaire et le dressage des corps par l’institution scolaire passe par l’apprentissage de la station assise. Comme le remarque excellemment Alèssi Dell’Umbria la position assise est celle qui domine les comportements humains de ce début de vingt-et-unième siècle, « du télétravailleur au passionné de jeux vidéo, de l’employé de bureau au facebooker ».

élèves en répétition

Or, durant les séances de théâtre, durant les cours de français, donc, il est demandé aux élèves de ne pas se mettre derrière une table. Privés de la posture classique d’élèves, ils cherchent un moyen pour se donner une contenance, c’est-à-dire ne pas laisser leur corps errer aux regards. Alors, ils font ce qu’on leur a inculqué : s’asseoir. C’est révélateur de la principale difficulté du théâtre en milieu scolaire, les élèves qui sont en pleine puberté, qui sont dressés à la station assise, ne savent pas quoi faire de leur corps : « le corps a perdu tout langage ».

La mémorisation pour diction publique de textes

Un autre obstacle tient à l’apprentissage du texte. Les élèves ont du mal à retenir le texte [1]. Ce n’est qu’après la première représentation ou la première prestation scénique que les élèves comprennent l’enjeu de connaître parfaitement leur texte. On peut se demander si cette difficulté vient d’un manque d’entraînement à la récitation ou bien s’il n’y a pas aussi une étape à réaliser avant de donner les textes à jouer aux élèves. C’est ce que nous avons fait. En effet, le texte crispe les élèves et il les renvoie à l’habitude scolaire : on a un texte de théâtre, on le lit, on l’étudie. Or, pour le théâtre, avant cela, il faut délier son corps, interpréter le texte dans la perspective de le mettre en corps et en mouvement, ce qui est tout autre chose que de l’expliquer. Il nous a donc semblé préférable de passer par une étape de théâtralité des corps et des voix durant plusieurs semaines [2].

Un point important, ici, c’est de souligner qu’une transposition didactique théâtrale doit reposer sur le savoir théâtral, sur des contenus propres à ses modalités d’expression et de représentation. C’est pourquoi le compagnonnage pédagogique de l’enseignant qui initie le projet avec le comédien nous a semblé immédiatement à cultiver, à renforcer et à approfondir. La maîtrise du texte des pièces est insuffisante pour une telle expérience ; il y faut la maîtrise des contenus propres du théâtre, c’est la condition pour passer au niveau, même modeste, d’une expérience théâtrale. Cette double maîtrise est extrêmement exigeante pour l’enseignant et le comédien et exigent d’eux concertation et complicité dans l’organisation des étapes des séances.
Il y a deux écueils à éviter. Celui de la conception trop didactique et littéraire du théâtre qui ignore l’art et les techniques de la scène ; celui de la conception du théâtre comme performance qui abandonne le littéraire pour surévaluer la scène.
Le théâtre est mémoire et transmission de textes. Il est aussi mémoire patrimoniale et transmission de connaissances. Faire reposer le cours de français d’une année sur le théâtre, c’est se saisir de ces fonctions du théâtre sans les détourner mais en adaptant les deux dernières à ce qu’il est convenu d’appeler le programme. Par exemple, pour la rencontre inter-établissements de théâtre scolaire du Bassin, nous faisons travailler les élèves par groupes sur des thèmes liés à l’addiction (tabac, alcool, drogue, dopage sportif, écrans). Mais il s’agit de faire, de jouer, de mettre en action, d’investir et de transposer pour un public.

Le texte

Mais le texte lui-même peut poser problème. Les textes classiques ne sont pas écrits pour le public acteur que constitue la classe. En revanche, nous travaillons aussi à partir de textes écrits par l’enseignant pour la classe et là, le dialogue est plus direct. Enfin, des élèves proposent de réécrire des textes afin de les jouer [3].
Il ne fait pas de doute que ces derniers textes permettent mieux de permettre à l’école d’être à l’écoute de ce qui se passe hors de ses murs. C’est important pour que les élèves soient plus pleinement actifs, et pour qu’ils soient aussi spectateurs impliqués (la classe joue deux représentations devant l’ensemble des classes du collège du même niveau, ainsi que devant les parents d’élèves ; certaines années, des représentations devant des élèves du lycée voisin et des classes de CM2 ont également eu lieu).
Ces derniers textes permettent aussi de ne pas creuser la contradiction qui serait de vouloir faire vivre une expérience de théâtre à des élèves tout en s’appuyant sur des textes anciens. Le mélange des textes, contemporains et anciens est le meilleur antidote. Nous pensons d’autre part que la multiplication de sketches, entrées clownesques, dialogues en tous genres, soit pris dans la tradition littéraire ou théâtrale soit écrits par les élèves sont des points d’appui à ne pas négliger pour amener les élèves à entrer dans une pièce de théâtre avec l’appétit de l’interpréter en vue de la jouer.
Un autre point concernant le texte de théâtre est qu’il permet –tous les textes ne le permettent pas mais pas loin– de créer les conditions d’une liberté, celle de la mise en scène. Les moments de mises en scènes sont ceux où les élèves peuvent le plus éprouver leur liberté. Il faut certes que le texte résiste aux élèves mais il faut que les élèves sachent qu’ils doivent le saisir à bras le corps pour en faire quelque chose donc leur interprétation. C’est assez difficile d’obtenir cela des élèves mais c’est bien un des enjeux essentiels pour lequel nous ne cessons de chercher les dispositifs et moyens de sa réalisation. Doit-on souligner que cet aspect conjoint l’ouverture au monde à travers l’engagement dans le texte et l’expression de la liberté propre des élèves dans l’interprétation, ce que peu de genres littéraires permettent véritablement, poésie mise à part.

Le spectateur

Le public est virtuel durant les longues heures de répétition. L’apprentissage du théâtre c’est apprendre à se faire acteur, mais aussi apprendre à se faire spectateur. Les séances de répétition en sont le cadre, puisque la classe est divisée en groupes chargés de textes différents appartenant à des pièces différentes. Chaque groupe joue devant les autres et chaque groupe est amené à regarder les autres groupes jouer [4].
Toutefois, nous avons remarqué que la prise en compte des spectateurs pour le jeu de scène et que, mais dans une moindre mesure, la présence des spectateurs comme pression pour jouer, restaient des abstractions pour les élèves avant la première représentation publique. L’incorporation des représentations publiques de spectacle vivant voire de diction de textes est donc incontournable pour tout projet théâtral en milieu scolaire.
Comme la classe donne des représentations devant les classes du collège du niveau quatrième, c’est aussi un apprentissage pour ces autres classes que d’être spectatrices. Il y a ici tout un enjeu qui mériterait un long travail de préparation et de réflexion collective des enseignants et enseignantes intéressés, mais aussi des autres protagonistes de l’établissement.

Aller vers la constitution de l’embryon d’une troupe

Notre expérience bénéficie depuis trois années, de la collaboration active du professeur principal de la classe. Outre des collaborations interdisciplinaires épisodiques, l’implication du professeur principal renforce considérablement le projet de constitution d’une troupe. De plus, grâce à cette implication, les aspects administratifs, de relations avec les institutions ou les lieux de représentation, s’inscrivent logiquement dans le cadre des cours et des enseignements. C’est un point essentiel pour qui veut, dans le cadre ordinaire d’un collège public, que se constitue une classe en troupe.

La collaboration enseignant / intervenant professionnel dans le cadre pédagogique

L’expérience pratique de théâtre scolaire que je développe au collège André Lahaye d’Andernos-les-Bains (Gironde) et en organisant depuis trois ans une rencontre inter-établissement de théâtre scolaire du Bassin, participe de mon objectif à montrer que le théâtre peut être un vecteur pédagogique en tant que tel. C’est là que nous avons à discuter avec les professionnels, comédiens, de la troupe Métamorphose que je fais intervenir. Pour le professionnel du spectacle, le but est intrinsèquement théâtral. Il y a dans la position que je porte une frustration pour le professionnel ou la professionnelle. Mais j’affirme, pourtant, que c’est ce but qui doit être investi dans le cadre du théâtre à l’école. Tout autre but serait, à mes yeux quasi une usurpation et rejoindrait l’illusion du spectacle ultime comme critère d’appréciation du travail effectué. C’est un travers que la pédagogie du projet a emprunté jusqu’à la nausée ces dernières années : le travail pédagogique y passe à l’arrière-plan d’une version attrayante et tape-à-l’œil. Or, le spectacle n’est pas le but du pédagogue, c’est le processus qui y mène qui est le but. Donc la collaboration avec les professionnels est toujours sous-tendue par cette zone de frustration pour l’intervenant. En même temps, je pense que si l’enjeu est bien le développement pour tous les élèves d’une initiation au théâtre, on ne peut se passer d’exigences portées par la professionnalité théâtrale que l’intervenant ou l’intervenante incarne. Ce n’est là qu’une problématique sur l’initiation et ses contraintes techniques et le plaisir que les élèves doivent trouver car il fait partie de l’épanouissement, ainsi que la fierté du travail accompli.

élèves en représentation sur scène

Conclusion

L’engouement pour le théâtre en direction de la jeunesse date des années 1970, avec l’idée sous-jacente de donner la parole aux jeunes, en réalité, leur permettre de s’exprimer corporellement sur un texte au lieu de l’expliquer. C’est le propre du théâtre que de travailler l’expression et non pas de conceptualiser un texte. L’erreur de l’école est de faire étudier le théâtre comme un texte. Or, il faut d’abord étudier la mise en scène ou mieux, pour entrer véritablement dans la problématique théâtrale, mettre en scène, jouer un texte. C’est dans le jeu, dans le choix des mouvements, des tons, des directions de regards que la compréhension du texte se construit, s’effectue. Plutôt que de suivre la voie du théâtre pour la jeunesse, notre expérience nous a dirigés vers la problématique des rapports entre le théâtre et la jeunesse. Cette voie s’est dessinée notamment par la rédaction de reprises de textes par les élèves pour pouvoir les jouer. De plus, elle correspond mieux à la volonté de faire vivre une expérience ouverte sur le monde et non repliée sur l’univers scolaire ou celui de la jeunesse. Nous pensons préférable d’ouvrir les élèves hors de leur bulle d’écrans et d’habitudes et pour cela, le mieux est qu’ils se confrontent à des textes et à des situations théâtrales pour eux inédites, inouïes.
Une telle expérience combat à la fois la passivité de l’élève consommateur d’école et la passivité du spectateur consommateur d’un spectacle. Il vise donc à rendre l’élève acteur et actrice du cours auquel ils contribuent pleinement par mise en scène.

Philippe Geneste
À partir de l’expérience pédagogique de classes, menée avec la troupe Métamorphose (Lanton – Gironde), au collège d’Andernos-les-Bains où j’ai enseigné.

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Repères pour le théâtre scolaire

1978 : création des centres dramatiques nationaux pour l’enfance et la jeunesse.
1990 : profusion à partir de la fin des années 1980 de textes écrits pour le jeune public, même si le terrain avait été préparé par les années 1970 par l’éclosion de la littérature de jeunesse.
Mise en place de résidences d’auteurs.
2000 : un théâtre pour la jeunesse prend davantage de poids dans le secteur de la littérature de jeunesse. Il est écrit par des adultes.

Notes extraites du journal des élèves à lire dans l’article Au fil des jours d’une expérience théâtrale

[1Pour ce qui est d’apprendre le texte, au début, ça m’a un peu fait peur. Mais, à force de l’entendre et de le jouer, je l’ai appris très facilement. Au début, je ne voulais pas l’apprendre parce que je me disais que ça ne servait à rien d’apprendre des phrases que je ne comprenais pas bien. Mais petit à petit, j’ai compris la pièce et je l’ai apprise. Maintenant, je connais le texte. (Anouck)
Extrait de Au fil des jours d’une expérience théâtrale

[2Tous les échauffements qu’on fait me permettent de moins être stressée quand on passe devant les autres. Et ça sert, parce qu’on a fait l’échauffement de la voix pour parler plus fort et quand on a joué, eh bien, avec mon groupe, on a parlé plus fort que la première fois. (June)
Extrait de Au fil des jours d’une expérience théâtrale

[3Nous, le thème, c’est de placer la pièce, aujourd’hui, à Marseille. Du coup, on s’entraîne à parler marseillais. Il nous faut donc travailler l’accent de notre voix. (Manon)
Extrait de Au fil des jours d’une expérience théâtrale

[4Les répétitions s’enchaînent ; l’ambiance s’est nettement améliorée. Dans notre groupe, on n’est pas prêts à affronter les regards et les critiques exubérantes des autres élèves. Ça tracasse, d’ailleurs, la plupart des groupes. (Léa B.)
Extrait de Au fil des jours d’une expérience théâtrale