Premier épisode

De quoi le réalisme est-il le nom ?

septembre 2022

Le réalisme, socialiste ou pas, est en deçà de la réalité.

Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes,
Folio Gallimard, 1991 [première édition 1962].

La question du rapport qu’entretient la fiction avec le réel hante la littérature et la peinture depuis ses origines. Si Platon affirme dans La République que la fiction (mimesis) n’est qu’une pâle réplique de la réalité qui nous empêche d’accéder à la vérité [1], Aristote écrit au contraire dans sa Poétique qu’elle est un réel outil d’apprentissage du monde pour les humains [2]. Les deux semblent cependant s’accorder sur les pouvoirs et les dangers réels de cette imitation qu’est la fiction.
Étymologiquement la fiction (du grec θιγγάνω qui signifie « toucher » et du latin fingo [3] : « feindre », « fabriquer »mais aussi « pétrir », « toucher » voire « caresser »…) serait donc l’acte de fabriquer du faux. Peintres, poètes et écrivains seraient, selon les philosophes, des femmes et des hommes de mains, des fabricant·es de fausses valeurs, des apprenti·es sorcier·es, des professeur·es d’inconnu, des inventeur·es de mensonges…

Tristes idéalités du mensonge de l’art et du réalisme de la vérité contre laquelle je suggère d’introduire d’emblée une vision plus physique et plus charnelle du rapport qu’entretiennent la fiction et le réel. Et pour cela, je propose d’approfondir une autre « idée » inscrite elle aussi dans l’étymologie du mot : celle du « touché » et de la « caresse ».

Or si la fiction est un art (c’est-à-dire une illusion, un mensonge), c’est aussi une manière, un style, un touché ou une caresse : celle par exemple des mains du potier, du sculpteur ou du peintre en prise avec la matière. Les mots qui servent à nommer les choses sont-ils d’une autre matière que l’argile, le marbre ou les pigments ? Ne sont-ils pas eux aussi malléables, mélangeables, taillables afin de servir à exprimer la pensée de celle ou celui qui écrit. À l’image du réel, les mots restent parfois muets comme le souligne avec force (et humour ?) le poète André du Bouchet : « …neige. glace. eau. / si vous êtes des mots, parlez. ». Et il note dans un autre poème, à l’inverse, la coulée du réel dans les mots et dans son corps : « Tout devient mots / terre / cailloux / dans ma bouche et sous mes pas. » Un éc(r)oulement qui interroge le mutisme et l’impuissance de la langue mais aussi la manière dont le réel fond sous la langue et dans nos pieds...

Or si le réel touche bien la fiction, celui-ci en retour est-il seulement troublé par sa caresse ?

Un enterrement à Ornans
par Gustave Courbet, 1849-1850.

La question du réel – ce qui existe en dehors et indépendamment de nous – reste une question épineuse en philosophie. Mais la question du « réalisme » en art et en littérature est beaucoup plus récente, elle nait en Europe au XIXe siècle à la suite du roman historique et en opposition avec le romantisme, elle fait entrer la question sociale dans la peinture et la littérature.

Voilà ce qu’écrit Louis Edmond Duranty en 1856 dans la revue Réalisme :« Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l’histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. Ils se débarrassent de toutes les conditions de la vie pratique, ou les effleurent à peine et se présentent devant le lecteur avec des tableaux vagues et pleins de subtilités. […] Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l’homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels ; les principales passions de l’homme s’attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions. »
Si la revue fait long feu, Jules Champfleury qui l’a cofondé publie Le Réalisme en 1857 où il expose les principes [4] de ce qu’il ne veut pas appeler une école. Le terme, popularisé par le scandale autour de la peinture de Courbet « Un enterrement à Ornans » [5], qualifie bientôt des écrivains aussi différents que Balzac, Mérimée, Stendhal, Maupassant, Sand ou Flaubert même s’ils s’en défendent [6] ou des peintres comme Courbet, Manet, Millet, Corot… Le « réalisme » émerge dans la même période en Angleterre avec des auteurs comme Smollet, Hardy, Lawrence, Eliot ou l’Irlandais Moore ainsi que partout en Europe, Deledda, Branco, de Queiros, Ibsen, Strinberg, Tchékov, Gorki et aux Etats-Unis, Sinclair, Dreiser.

Si la question du réel agite autant les artistes et les écrivains du XIXe siècle c’est aussi qu’elles sont les filles et les fils d’une modernité politique (la Révolution) qui a rompu avec « le fil d’une tradition où l’art et l’utopie répondaient conjointement aux injonctions théologiques » comme l’écrit Florent Perrier en introduction de son livre sur l’utopie [7]. Or si la réalité sociale et politique bouscule les artistes, ielles sont très loin de constituer une communauté capable de provoquer « l’avènement d’une société autre [8] ». Ainsi, l’art et la littérature de la seconde moitié du XIXe même s’ils rompent avec la tradition et la religion, multiplient les éclats et les émancipations individuelles, échouent à constituer cette « communauté intégralement émancipée [où] l’art et l’utopie se touchent [9] ».

Mais les choses n’étant pas éternelles, on peut toujours fredonner avec les fantômes de la Commune de Paris : « les mauvais jours finiront [10] ! »

(la suite au prochain épisode…)


Notes

[1« Socrate – L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai ; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce qu’il en prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront l’imitation pour la vérité. » République X, traduction Victor Cousin, 1822.

[2« Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation, et tout le monde goûte les imitations. » Poétique, chapitre IV.

[3De l’indo-européen commun dheigh   (« mouler, façonner ») qui donne le grec ancien , teikhos (« mur ») et θιγγάνω, thigganô (« toucher »), le sanscrit degdhi, le tchèque díže (« pétrin »).

[4« Le roman réaliste doit être la reproduction exacte de la réalité. Il s’agit d’écrire avec le plus de sincérité et avec un sens aigu de l’observation : il faut que l’auteur décrive ce qu’il pense juste, avec bonne foi, il doit surtout décrire ce qu’il connait, c’est-à-dire ce qu’il a lui-même observé, avec le souci du vrai, que ce soit beau ou laid, il doit écrire avec objectivité.
Le roman réaliste doit être l’étude raisonnée des mœurs et des individus de son époque. Le romancier réaliste doit éviter tout spectaculaire et s’oppose ainsi au roman historique, au roman exotique, au Romantisme, au lyrisme, à la fantaisie. Le roman réaliste a un objectif scientifique et philosophique ; il n’est pas un simple divertissement, il doit être utile.
 »
Jules Champfleury, Le Réalisme, 1857

[5Un enterrement à Ornans est présenté au Salon de peinture de 1850, où il est très mal accueilli par les critiques outrés de voir une si grande œuvre (6,68 × 3,15 m) - un format panoramique réservé aux grandes scènes historiques, mythologiques ou religieuses - traiter d’une « anecdote » populaire avec une telle gravité. La toile de Courbet est refusée à l’Exposition universelle de 1855 et le peintre décide alors d’exposer quarante de ses tableaux « réalistes » en marge du salon dans un pavillon rue Montaigne.

« Ce monsieur Courbet fait des figures beaucoup trop vulgaires, il n’y a personne dans la nature d’aussi laid que ça ! » : Honoré Daumier illustre avec cette caricature de la critique bourgeoise la polémique autour de la peinture de Courbet…

[6Ainsi Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand, du 6 février 1876, écrit : « et notez bien que j’exècre ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes ».

[7Florent Perrier, topeaugraphies de l’utopie, Payot 2015, page 11.

[8Op. cit.

[9Op. cit. La citation complète du premier paragraphe du livre de Florent Perrier est :
« Au lieu même du politique, là où se joue la question de l’émancipation – du peuple–, là où prend forme l’avénement d’une société autre, là où se dessine l’image d’une communauté intégralement émancipée, l’art et l’utopie se touchent. L’inscription de cette contiguïté dans l’orbe du politique rompt le fil d’une tradition où l’art et l’utopie répondaient conjointement aux injonctions du théologique, cette césure répétant la coupure inaugurale de l’isthme par laquelle l’île d’Utopie apparaît dans le récit de Thomas More, séparation volontaire d’avec le continent qui énonce l’entrée dans la modernité politique occidentale : la transformation de la nature par la culture, la constitution d’une communauté mue par un juste partage des responsabilités et la conquête simultanée d’une autonomie politique dédiée à la réalisation d’une société libre de tout assujettissement. »

[10La Semaine sanglante est une chanson écrite en 1871 par Jean-Baptiste Clément et chantée sur l’air du Chant des paysans de Pierre Dupont dont le refrain complet est :
« Oui mais / Ça branle dans le manche / Les mauvais jours finiront / Et gare, à la revanche / Quand tous les pauvres s’y mettront / (bis) »