Deuxième épisode

Un fantôme hante l’art et la littérature

octobre 2022

« Il ne voyait pas bien ce que venait faire cette poignée de terre au milieu de la table. Franchement, ça commençait à bien faire toutes ces allusions glissées sur la table des confusions. À quoi ça rime, à la fin, s’agaçait-il contre sa mère ? Il y avait tellement d’éléments bizarres depuis le début de cette histoire qu’il avait l’impression d’un sixième sens ; comme s’il parlait à un fantôme. Pouvait-il voir les fantômes, lui, Antoine ? ce serait la première nouvelle. »

John Baguette, Abîmes, le hors-texte (phase 1), Quiero, 2021

De fantômes l’art et la littérature en sont remplis, on peut même dire sans exagérer que sans eux – sans cette masse de morts et de revenants – l’art et la littérature seraient moins vivants [1]. Mais entre le Vaisseau fantôme (1843) de Wagner, Le Portrait Ovale de Poe [2] (1857) et Le Vaisseau des morts (1926) de B. Traven quelque chose s’est déplacé dans l’imaginaire.

Si dès le début du XIXe siècle Goya, Blake ou Füssli s’intéressent au surnaturel c’est que la mise en cause des dogmes chrétiens favorise la résurgence de croyances ou de mythes réprimés par le catholicisme et le protestantisme. Fantômes, spectres et revenants qui peuplaient la littérature et la peinture du moyen-âge viennent hanter les livres et les tableaux des artistes nés après la Révolution. Ils côtoient les personnages populaires des Trois Mousquetaires (1844) de Dumas, des Misérables (1862) de Hugo [3], des livres de Balzac ou de Zola. Ils montent sur la scène des théâtres, trouvent une place dans la peinture de Delacroix, Géricault, Bouguereau et viennent se fixer dans le sel des premières photographies. Comme le note Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1872) « l’histoire des fantômes n’est, en réalité, que l’histoire des croyances populaires » [4].

Où l’on observe en plein réalisme comment la fiction-fantôme n’est en réalité que l’expression d’un autre-réel.

Le Tourbillon des amants in La Divine Comédie, l’Enfer
par William Blake, 1824-27.

Cette figure du fantôme est analysée fiévreusement par Baudelaire [5] dans ses écrits théoriques sur la peinture. Et comme le remarque Evelyne Pieiller dans son ouvrage Mousquetaires et Misérables : « On ne comprend rien au XIXe siècle si on ne comprend pas qu’il naît de la Révolution, qu’il la rêve sans trêve, y compris dans sa version cauchemar. Ce surgissement a reconfiguré le paysage mental, le sol et le ciel tremblent, l’individu est fêlé. Car la Révolution a inventé le peuple, et la fraternité avec la nuit. [6] »

Ce « spectre » traqué par toutes les puissances de la vieille Europe comme l’écrit Marx en 1848 [7] c’est aussi la figure du peuple et de son désir de « fraternité avec la nuit ». Une « communauté des égaux » qui va prendre place durablement dans l’imaginaire des artistes du XIXe malgré et à cause de la Restauration, de la répression des mouvements populaires et du développement forcené du capitalisme industriel. Si le réel est ce qui est en dehors de soi, on peut dire que le peuple est mis doublement hors de lui au cours du XIXe siècle. Une première fois par la Révolution qui le proclame souverain pour mieux le gouverner et une deuxième fois par les propriétaires qui volent son travail et répriment dans le sang ses désirs de partage et d’émancipation. Décidément si les fantômes ont la peau dure, leurs caresses ne semblent pas produire beaucoup d’effet sur le réel.

Les artistes d’après la Révolution sont figés dans des institutions et des professions diverses (artiste professionnel, écrivain professionnel, etc.) et vivent comme les bourgeois de la plus-value arrachée au prolétariat. Par définition : ils ne sont pas progressistes ou porteurs de critique sociale ou d’émancipation [8]. Pourtant quelques individualités voyantes comme Rimbaud, Nouveau, Lautréamont, Van Gogh, Gauguin, Mallarmé et d’autres s’inscrivent dans une avant-garde [9] qui n’est pas étrangères aux idées socialistes, communistes ou anarchistes…

Un style, une caresse qui se propose de changer la face du monde ?

(la suite au prochain épisode…)


Notes

[1Dans L’Encyclopédie (1751-1772), Diderot définit le génie de l’artiste comme celui qui, « par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, tâche de donner un corps aux fantômes qui sont son ouvrage ».

[2Un exemple entre mille de l’inquiétante réalité de ce fantôme dans la minuscule nouvelle Le Portrait ovale, de Edgar-Allan Poe où il raconte la découverte d’un petit portrait : « À la longue, ayant découvert le vrai secret de son effet, je me laissai retomber sur le lit. J’avais deviné que le charme de la peinture était une expression vitale absolument adéquate à la vie elle-même, qui d’abord m’avait fait tressaillir, et finalement m’avait confondu, subjugué, épouvanté. », Nouvelles histoires extraordinaires (1857) dans la traduction de Charles Baudelaire.

[3« Dumas et Hugo sont sans doute les deux seuls écrivains de leur génération à être vraiment nés de la Révolution même — vraiment, pas seulement biographiquement —, et à en avoir accompagné les résurgences, et à avoir pris au sérieux l’exigence du monde nouveau qu’elle avait fait apparaître. C’est ce qui va leur permettre de transformer les rêves tués, de les ressusciter en histoires. Des histoires à la gloire de l’esprit des barricades. » Evelyne Pieiller, Mousquetaires et Misérables. Écrire aussi grand que le peuple à venir (Dumas, Hugo, Baudelaire et quelques autres), Agone, 2022.

[4Pierre Larousse, article « fantôme », Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. XIII, Librairie Larousse, Paris, 1872, p. 97.

[5Baudelaire avait parfaitement observé dans ses notes sur Le Peintre de la vie moderne (1863) que pour donner corps au fantôme, il faut le poursuivre, le traquer en laissant la main se conduire par « un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque à une fureur » :
« C’est la peur de n’aller pas assez vite, de laisser échapper le fantôme avant que la synthèse n’en soit extraite et saisie ; c’est cette terrible peur qui possède tous les grands artistes et qui leur fait désirer si ardemment de s’approprier tous les moyens d’expression pour que jamais les ordres de l’esprit ne soient altérés par les hésitations de la main. »

[6« Le peuple n’avait pas attendu la Révolution pour exister. Mais sa plus grande partie était hors champ. Dans les limbes, les paysans, les manœuvres, la lingère, le vagabond. Brutalement, tout le peuple est là. Pas seulement parce qu’il envahit la scène, ça lui était déjà arrivé, mais parce que la République inscrit dans la loi que tous les hommes sont égaux en droit. C’est vertigineux. Il s’opère un descellement de toutes les normes. Si l’illettré a droit à la parole, comme l’érudit, et à l’action, comme les titrés, si l’imbécile fait partie de la nation, alors non seulement on ne peut plus considérer le peuple comme l’enfant, l’irresponsable, le sous-brouillon de l’espèce, mais il faut aussi tout repenser de l’humanité. Et de la hiérarchie du dedans. Fin de la féodalité intérieure. La raison n’est plus royale. Les mondes obscurs, le remuement des instincts, les échappées des fantasmagories ne sont plus des puissances animales à mater. Peu importe qu’il soit considéré comme une libération ou un accueil de la barbarie intime, le triomphe de Carnaval, c’est inoubliable. » Evelyne Pieiller, op. cit.

[7« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. […]
Il en résulte un double enseignement.
Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d’Europe.
Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances ; qu’ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même.
 »
Karl Marx, Manifeste du parti communiste, 1848.

[8Quoiqu’en dise Saint-Simon (voir la note 9 ci-dessous) qui d’après la lecture du livre passionnant de Florent Perrier, topeaugraphies de l’utopie (lire le premier épisode, notes 7 à 9), leur assigne une mission d’éclaireur… ou d’avant-garde qui sera abondamment reprise au XXe siècle.

[9Dans un dialogue entre un artiste, un industriel et un scientifique, Claude Henri de Saint-Simon, l’un des promoteurs des idées socialistes, fait dire au premier :
« C’est nous, artistes, qui vous servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. Nous avons des armes de toute espèce : quand nous voulons répandre des idées neuves parmi les hommes, nous les inscrivons sur le marbre ou sur la toile... Quelle plus belle destinée pour les arts que d’exercer sur la société une puissance positive, un véritable sacerdoce et de s’élancer en avant de toutes les facultés intellectuelles, à l’époque de leur plus grand développement ! »
Claude Henri de Saint-Simon, Opinions littéraires, philosophiques et industrielles, 1825.