Troisième épisode

Un art de la caresse

novembre 2022

« Longtemps les ostéonirismologues européens ont travaillé avec les seules deux premières catégories : les os des êtres vivants, les os des êtres morts. […]
Cette science est une connaissance béante, elle l’a été depuis les origines de l’humanité et le restera. Cette qualité d’ouverture est la condition de son sérieux et de son efficacité, elle est le corollaire de sa vocation à poursuivre les propriétés fuyantes et incertaines du réel. En cela, l’ostéonirismologie est une éthique qu’il convient de défendre contre les inclinations de l’être humain à se déprendre d’un savoir jugé trop instable ou, au contraire, à vouloir s’en saisir pour le clôturer de manière définitive.
L’ostéonirismologie est un art de la caresse.
 »

Julien Boutonnier, Les Os rêvent, Dernier télégramme, 2022

Le « roman de science fiction » de Julien Boutonnier en explorant avec douceur et méthode, par caresses et massages ostéoniriques, ce qui relie le réel & la fiction découvre un trou laissé béant dans la connaissance du monde. Comme la plupart des livres dits importants (le Quichotte de Cervantes, La Recherche de Proust, Le Procès de Kafka, Ulysse de Joyce, etcæterahahaha !), Les Os rêvent peut se lire comme un traité sur l’art de la fiction : c’est-à-dire une manière autre de voir le réel.

Car si la fin du XIXe siècle est marquée en Europe par l’émergence d’un art en rupture avec le passé et sa tutelle théologique, c’est aussi en épousant la méthode scientifique ou l’aventure amoureuse que les artistes entrent dans la modernité et quittent la compagnie des dieux pour se fondre dans la plèbe.

Paul Éluard en prend acte, en 1937, dans son texte L’Évidence poétique [1] :
« Depuis plus de cent ans, les poètes sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et l’amour sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse et, sans se rebuter, essaient de lui apprendre les leurs. »

Texte manifeste et critiqué [2] auquel je rajouterai ici cette simple question : de quelle avant-garde poétique sont donc ces chants s’ils ne sont pas ceux de la foule malheureuse ?

La Danse par Henri Matisse, 1909-1910.

Si l’art et la littérature sont bien un art de la caresse, une manière de toucher amoureusement la peau du monde, il s’agit aussi pour les artistes « modernes » de prendre parti dans leurs vies et par leurs œuvres d’une politisation de l’art seule capable selon Walter Benjamin d’échapper à une esthétisation totalitaire [3]. Une pensée qui a fait son chemin et qui par sa radicalité remet en cause la neutralité politique avec laquelle continue d’être présentée l’histoire des mouvements artistiques du XXe siècle. Une confusion entretenue sans vergogne par un système politique, le capitalisme, qui redoute toute politisation de la marchandise culturelle et de ses fabricants.

Comme le rappelle après la seconde guerre mondiale André Breton [4], le mouvement surréaliste est né de la volonté d’inscrire la littérature « en dehors » des impasses de la raison, d’ouvrir la porte au merveilleux, à la passion amoureuse et à l’aventure révolutionnaire. Dada et le surréalisme nés après l’hécatombe de la première guerre mondiale ne nient pas la réalité atroce des massacres vécus (et à venir) mais veulent au contraire s’attacher à construire un autre objet du désir et à fonder une communauté politique ouverte à l’utopie. Il s’agit bien d’un « autre réel » pour paraphraser Yves Bonnefoy [5] que les artistes cherchent à faire advenir, d’un art capable de subvertir le réalisme capitaliste de la raison économique où s’abîme (avec ou sans nazisme) la civilisation occidentale.

Mais encore une fois les caresses de l’art manquent leur but et ce sont plutôt les guerres : grandes, fascistes puis coloniales qui partagent le court XXe siècle en plusieurs morceaux sanglants dont les écrivains et artistes de la dernière partie du siècle témoignent dans leurs œuvres.

Car c’est bien au « réel » que du Bouchet, Beckett, Duras, Ernaux, Guyotat, Wittig, Prigent, Van Velde, Janicot, Giacometti, de Saint Phalle, Villeglé, Bretécher et tant d’autres artistes se réfèrent sans jamais parvenir ni même, pour la plupart d’entre eux, chercher à construire cette « communauté intégralement émancipée [où] l’art et l’utopie se touchent [6] ».

Mais comment construire ou se revendiquer d’une autre communauté quand la qualité d’artiste ou d’écrivain dans nos sociétés occidentales est validée par cette institution qu’est devenue l’avant-garde artistique, un cénacle qui reproduit jalousement des privilèges et des interdits en tous points semblables à ceux de la classe bourgeoise [7] ?

(la suite au prochain épisode…)


Notes

[1Ce texte écrit par Paul Éluard pour une conférence sur la poésie surréaliste donnée à Londres en 1936 à l’invitation de Roland Penrose a été publié en 1937 par Guy Lévis Mano dans sa collection « habitude de la poésie ». L’Évidence poétique, GLM, Paris, 1937, repris dans un volume de la collection « Poésie Gallimard » en 1967. avec La Vie immédiate, La Rose publique, Les Yeux fertiles.

[2Celle par exemple de Denis de Rougemont dans la revue Esprit qui ne semble pas apprécier le lyrisme communiste de Paul Eluard : « Mais que penser alors de cette conclusion : « Ils (les poètes) ont leur conscience pour eux. » C’est la maxime de l’individualisme rationalo-bourgeois. Voir Léon Bloy (Exégèse des lieux communs). Je pense que la pureté dont parlent les surréalistes devrait impliquer la rigueur. Et une exigence d’“évidence” ».

[3La dernière phrase du livre de Walter Benjamin L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique dit ceci : « Fiat ars, pereat mundus*, tel est le mot d’ordre du fascisme qui, de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction d’une perception sensible modifiée par la technique. L’art pour l’art semble trouver là son accomplissement. Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe : c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà ce qu’il en est de l’esthétisation de la politique que le fascisme encourage. Le communisme réplique par la politisation de l’art. ». *Qu’advienne l’art, le monde dût-il en périr.

[4Dans un entretien réalisé par Judith Jasmin pour Radio Canada en 1961.

[5Anti-Platon publié par Yves Bonnefoy en 1949 commence ainsi :
« Il s’agit bien de cet objet : tête de cheval plus grande que nature où s’incruste toute une ville, ses rues et ses remparts courant entre les yeux, épousant le méandre et l’allongement du museau. Un homme a su construire de bois et de carton cette ville, et l’éclairer de biais d’une lune vraie, il s’agit bien de cet objet : la tête en cire d’une femme tournant échevelée sur le plateau d’un phonographe.

Toutes choses d’ici, pays de l’osier, de la robe, de la pierre, c’est-à-dire : pays de l’eau sur les osiers et les pierres, pays des robes tachées. Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche. »

[7Lire les analyses de Pierre Bourdieu et consorts sur cette question : Les Héritiers, 1964, L’Amour de l’art, 1966 ou La Reproduction, 1970 tous édités par les éditions de Minuit.