« Era la filha, lo mainatge,
et tot ço que se fasia, se fasia per ieu, en pensar a ieu.
Mas de ço qu’era, de ço que podia èsser ieu, se’n fotian.
J’étais la fille, l’enfant et tout ce qui se faisait,
se faisait pour moi, en pensant à moi. Mais de ce que j’étais,
de ce que je pouvais être moi, on s’en foutait. »Marcelle Delpastre, Las Vias priondas de la memòria
(premier volume des Mémoires, en occitan), Ostal del libre, 1996
Il semblait logique d’enraciner la culture prolétarienne autour de la question du réalisme dont j’ai indiqué ici l’émergence au XIXe siècle face au romantisme et dans la continuité de la Révolution (lire les deux premiers épisodes). Théorisée en France par Marcel Martinet à la suite de Fernand Pelloutier, cette culture prolétarienne [1] s’inscrit dans la dynamique du syndicalisme révolutionnaire essayant d’organiser le corps social par et pour le prolétariat [2]. Son histoire est pour une large part celle de ses défaites face au triomphe de son ennemi de classe : la culture bourgeoise.
Selon la définition que Philippe Geneste reprend à Henry Poulaille, l’art prolétarien est tout simplement celui qui est fabriqué par des prolétaires [3]. Et il souligne que le conflit de classe à l’œuvre au sein du champ artistique va rapidement cataloguer cette littérature dans des catégories subalternes : récits, témoignages ou souvenirs… Cette remarque de Philippe Geneste [4] a bousculé mon premier mouvement, celui d’inscrire l’art prolétarien dans la filiation du réalisme soulignant « la sincérité, l’observation, le souci du vrai [5] » et une « authenticité » que Henry Poulaille reprend dans les années 1930 quand il tente de faire exister ce courant de littérature en France.
Et si la littérature même prolétarienne était l’aventure de cette « appropriation du geste d’écriture » plongeant ses tentacules dans une langue encore inconnue, inimaginable, barbare, celle de la pauvreté et de l’utopie, celle du génie individuel et de l’autonomie ?
La bourgeoisie prétend se réserver l’usage exclusif du « geste artistique » capable de transformer le réel en fiction, de laisser entrer dehors et de faire sortir dedans, de conjuguer pluriel et singulier et enfin « par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. [… d’arriver] à l’inconnu [6] » Comment y est-elle parvenue ? Nous essayons de le dire, mais c’est un fait avéré que la critique, en fidèle chien de garde, reproche encore et toujours aux prolétaires qui écrivent, peignent ou sculptent de ne pas posséder la langue et le style universel bourgeois [7]. Pourtant comme l’écrivait déjà en 1871 le voyou Rimbaud : « le bourgeois est poussif, l’académicien est plus mort qu’un fossile et tous les poètes ont fait leur Rolla ! »
Il est donc entendu que l’art prolétarien ne descend pas tout nu du réalisme [8] même si ce dernier a certainement permis d’ouvrir une faille dans l’hégémonie bourgeoise, comme l’utopie a coupé les liens de subordination avec l’église. Mais sur ce fossé bien réel, la bourgeoisie érige des murs et des règles pour maintenir sa domination sur son ennemi de classe. Ainsi elle crée des prix et valorise les objets d’art jusqu’à l’indécence. Poursuivant partout où elle le peut son œuvre de séparation, elle cherche à réduire au silence toute expression qui ne passe pas par ses canaux et depuis deux siècles, elle parvient à subvertir « l’inconnu » en transformant ce qui n’a pas de prix en marchandises sonnantes et trébuchantes [9].
Avec À la ligne paru en 2019, l’ouvrier surdiplômé Joseph Ponthus donne à lire l’horreur du travail en usine et son livre s’inscrit dans les pas de quelques camarades : Travaux de Georges Navel, Le Journal d’un manœuvre de Thierry Metz, Putain d’usine de Jean-Pierre Levaray ou Le Travailleur de l’extrême de Äke Anställning [10].
« À l’abattoir
J’y vais comme on irait
À l’abattoir
C’est peut-être l’aboutissement le paradigme le résumé le symbole
et même bien plus que ça de ce que peut être
L’industrie agroalimentaire
[…]
Je suis dans un état de demi-sommeil extatique de veille paradoxale presque comme lorsque l’on s’endort et que les pensées vagabondent au gré du travail de l’inconscient
Mais je ne rêve pas
Je ne cauchemarde pas
Je ne m’endors pas
Je travaille » [11]
L’interdit qui pèse sur l’expression artistique et littéraire du prolétariat est une entrave aux possibilités inexplorées que ce geste et cette caresse ouvrent comme brèches dans le réel. Capacité d’éteindre la fausse lumière des ateliers et des galeries marchandes pour étendre ici et là cette « nuit sensible » favorable à la naissance de la conversation et de la contemplation. Conditions nécessaires à la fondation d’une autre communauté : celle des barbares et des esclaves [12] ?
(la suite au prochain épisode…)
Notes