« De barbarie ? Mais oui.
Nous le disons pour introduire une conception nouvelle, positive de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. »Walter Benjamin, Expérience et pauvreté dans Œuvres II,
Gallimard, Folio, 2000 [première publication en 1933]
Quelle différence entre commencer et recommencer ? Comme le donne à entendre ici Walter Benjamin l’acte de fondation peut être le fait d’une pauvreté et d’une barbarie positive [1]. Construire avec presque rien, voilà qui ressemble à la caresse du geste artistique. Nombreux sont les artistes qui ont témoigné de la force du peu, du presque rien dans l’élaboration de leur langage, de leur singularité et d’une autonomie à partir de laquelle ils et elles peuvent s’adresser au plus grand nombre et se confronter à l’autre [2].
Cela n’est pas sans rapport avec l’interdit de classe qui pèse sur le prolétaire. D’une part, la bourgeoisie assigne une place de lecteur, de spectateur, de consommateur, au prolétaire dans le champ culturel et ne lui reconnaît pas, sauf exception, de capacité créative car ce serait lui donner une capacité politique, et d’autre part, l’incapacité du mouvement ouvrier à croire en sa propre force et donc à construire l’autonomisation culturelle du prolétariat alors que seule cette autonomisation donnerait corps au refus du rôle passif assigné aux exploités par la bourgeoisie [3]. Refus et autonomie, deux « trucs » ou concepts utilisés régulièrement par les artistes (qu’ils ou elles soient prolétaires ou bourgeois) et plus rarement mis en pratique collectivement alors qu’ils offrent la possibilité de fonder cette communauté intégralement émancipée… dont je vous parle depuis le début de cet essai sur le réalisme en littérature.
Il existe depuis l’Antiquité des œuvres d’art ayant pris pour cadre la vie en mer. Le récit, la peinture ou l’étude de cette forme de vie communautaire soudée par l’action y est révélatrice des rapports politiques et des nécessités humaines. En citant (au deuxième épisode) le livre de B. Traven Le Vaisseau des morts, je voulais souligner l’évolution de l’imaginaire provoquée par le réalisme et la persistance de la figure des fantômes (et des morts) dans nos vies : « Je suis sûr qu’une fois que nous aurons réussi à distinguer ce qui est imaginaire de ce qui est réel dans notre vie, nous apprendrons des choses singulières et nous considérerons le monde entier d’un autre œil. Qui sait quelles conséquences en découleront ? »
Et Traven de poursuivre :« Au fond, et je ne plaisante pas, j’étais déjà mort depuis longtemps. Je n’étais pas né, je n’avais pas de livret de marin, il m’était impossible d’obtenir un passeport, et on pouvait faire de moi ce qu’on voulait parce que je n’étais personne ; officiellement, je n’étais même pas venu au monde et, par conséquent, je ne serais pas regretté. Si quelqu’un me tuait, il ne s’agirait pas d’un meurtre, je ne manquerais à personne. Un mort peut être déshonoré, volé, mais non pas assassiné. »
On l’entend cette littérature de voyage n’est pas une littérature touristique [4] et Traven dans son livre dresse un réquisitoire de la condition de ces ouvriers de la mer et de leur l’accueil au pays de la liberté : « Un pays où on passe son temps à parler de liberté et où on prétend qu’elle n’existe qu’à l’intérieur de ses frontières me semble toujours suspect. Quand je vois une gigantesque statue de la Liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler :“Nous sommes un peuple d’hommes libres !”, c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent. »
La littérature pense et donne à penser. Elle prône comme l’écrivait Stig Dagerman : « la liberté, la fuite et la trahison [5] » comme moyen de franchir les murs et les frontières d’une civilisation et de sa philosophie morale que critiquaient déjà il y a 200 ans Sade, Fourier et d’autres visionnaires.
Faut-il désespérer de Billancourt ou au contraire entendre ce que des écrivaines comme Faïza Guène, Nathalie Quintane, Laura Vasquez, Aurélie Olivier, Dalie Farah, Marie Cosnay, Mona Chollet, Pinar Selek, Louisa Yousfi [6] ou une militante antiraciste comme Houria Bouteldja [7] nous disent aujourd’hui sur les inégalités de race, de genre et de classe qui structurent la société française ? À une question du Guardian sur l’éventualité qu’elle puisse recevoir un prix littéraire en France, Faïza Guène déclarait : « Les grands prix littéraires ? Vous plaisantez ? Jamais, de toute ma vie, jamais, je ne gagnerai un prix littéraire. Cela voudrait dire que j’écris de la littérature et qu’il y a des intellectuels dans les banlieues. C’est justement là-dessus que rien ne change et que cette vision néocolonialiste s’exprime… Les indigènes savent faire du sport, chanter et danser, [gagner du fric], mais ils ne peuvent pas penser [8]. » C’est dans cette lucidité qui ne manque pas d’ironie que s’ancre le refus de ce monde inégalitaire.
L’enjeu n’est pas d’opposer le réel à l’imaginaire, c’est au contraire de les faire jouer l’un avec l’autre par le dialogue, de fonder cette communauté invisible et multiple qui sait manier les concepts et construire sa cabane, résister à la police et cultiver son jardin, saboter le travail et la production pour organiser ses révoltes et sa solidarité.
(la suite au prochain épisode…)
Notes