Emmanuel Loi

À trop vouloir on ne voit plus

août 2023

Dans cette deuxième partie, Emmanuel Loi passe en revue deux livres de Marie-Jo Mondzain et Stéphane Zagdanski et prolongent sa réflexion sur l’image entamée dans le précédent article.

Le livre de Marie-Jo Mondzain possède un ton plus libertaire, affranchi, moins soumis ou intriqué à la vénération des blessures, au goût invétéré de la maculation des blessures.

De par sa refonte incessante, le monde industrialisé a besoin de cautions pour masquer son entreprise. Pour assurer son développement et se donner les conditions d’inexorabilité qui lui assurent son hégémonie, il met en place des cycles changeants de production dont les paramètres sont – dans le désordre, dans le besoin de chaos montré, de marché ouvert – l’accointance, le fac-similé ou la décalque, l’ajustement sans fin du besoin à la demande, la nomination (la mise en avant d’un élément pour le tout, le choix d’un nom comme marque, le jeu des prix et des récompenses : par exemple « jeune talent » « miss France », la découverte du quidam sacrifié à mort médiatique) et l’interchangeabilité (un mot pour un autre, une notion pour une autre, un travail de commutation de la communauté pratiqué en douce).
Les cycles sont traités de main de maître dans la mesure où ils occurrent à chacun une place privilégiée de partenaire, de participant voire d’actionnaire ; chaque maillon est véhiculé comme indispensable, sinon il n’y aurait point d’astreintes, de terrain et pas plus de toit au monde.
La fortune de cette répartition est phénoménale, du prestige est accordé à de l’anodin : tout est noyé, la rareté , la singularité avec la retape, confondues la provo et l’astuce, l’humour et la grossièreté », etc. etc.

L’asymptote de cette contamination virale de l’indigence advenue du jugement personnel est pour Stéphane Zadangski liée à l’essor de la cinématographie. La somme qu’il a publié aux éditions Mareen Sell en 2004, La Mort dans l’œil gronde tel un orage de chaleur. L’auteur s’était déjà signalé avec un Pauvre De Gaulle ! et un Céline seul revigorants ; brillant, caustique et enflammé, un nouvel hussard formé au matérialisme de Tel Quel prenait la parole en faisant une clé dans le dos aux vieilles valeurs éculées. La thèse de Zadangski est, et elle n’est pas nouvelle, avec Socrate et Platon, depuis la lanterne magique et le diaporama de la « camera oscura », qu’avec l’aide de cet outil la cinématique – l’art d’agencer les images et de recréer le mouvement - n’est qu’un vaste écran de fumée.

Le livre-thèse commence très fort ; l’attaque sur les frères Lumière, sur Méliès, Disney sont proprement instruites (comme on le dirait d’une procédure judiciaire). Dès son fondement et par là même, par son fonctionnement technique et son entregent terrible avec la mécanique du désir, le cinéma assoit un impérialisme de tutelle qui va de pair jouer de façon radicale sur les parlers, les coiffures, les couleurs, les mœurs. L’assujettissement à un village global, la recognition (le terme anglais étant plus fort que reconnaissance) de masse vont de pair, marchant ensemble - il reprend, sans les citer pour autant les thèses de Wittgenstein, Jean Baudrillard, de Paul Virilio, Umberto Eco, René Girard et autres – en un discours optimal sur le progrès, l’apanage du libéralisme et de stock options. Capitalisme lourd, de guerre, comme l’industrie pharmaceutique, la sidérurgie, les nouvelles technologies.

L’acuité du regard de Zagdanski pénètre nombre de certitudes ; le problème de la radicalité est de se ressourcer sans fin et, comme son nom l’indique, de fouiller la racine du symptôme jusqu’à rendre celui-ci, à force de châtiment et de retournement sémantiques et paradoxaux, translucide à tout le moins banal. Le recours systématique à un échafaudage conceptuel hellénistique afin de certifier des prémonitions sent la rue d’Ulm, l’École Normale Supérieure ; les jeux de rôle avec les divinités grecques, les sentences sur les semences, les engendrements amphigouriques, les variations sur les traductions indiquent l’acharnement du carabin à devenir médecin. Chien savant se transformant en roquet, en pit-bull puis en dogue. Le refus du dressage fait de très mauvais chiens de chasse. L’impétrant de la charge contre une industrie prétendant à l’art nuit à son propos, par un excès de bile et de foi en la validité de sa maïeutique. Voulant recourir à un magistère de la pensée majestueuse, seule, non contaminée, voyante, le chercheur advient polémiste : il dénonce, juge, comptabilise, sépare le bon grain de l’ivraie, forme des équipes, joue tout seul. Compter les siens a toujours été un signe d’isolement sinon de désolation… Savoir qui sont les bons, qui nous sont favorables… s’accorder des ennemis préférés, il suffit de relire Laerce, Pascal ou Montaigne.

D’un côté, les « bons » Baudelaire, Artaud, Hemingway, Wittgenstein, Picasso et de l’autre les « cinolâtres » André Bazin, Jean Epstein (la liste des équipes avec leurs « transferts », est trop longue pour être citée in extenso).

Robert Capa visant avec une caméra Eyemo par Gerda Taro, mai 1937.

L’acte d’accusation contre le cinéma et ses adorateurs suscite dans un premier temps une sorte d’adhésion : notre disposition et notre facilité à être berné auraient été jouées une fois de plus, se divertir et s’oublier est une saleté, nous n’y avons pas pensé auparavant, tous ces lièvres soulevés forment une ménagerie, aurions-nous été légers ?
À poursuivre la lecture cependant, un sentiment de lassitude survient. Documenté, savant, souvent inspiré, la charge contre l’illusionnisme prend des dimensions gargantuesques, la chasse aux pigeons advient frénétique et notre Mercure bardé de situationnisme et de casuistique lâche des dards de tous côtés même vers le ciel au risque de s’éborgner.

Sa thèse est la suivante : le cinéma a été fabriqué de toutes pièces, son essor fulgurant prouve à l’envi que l’exploitation et la recherche de profits est sa seule ligne directrice. À force de vouloir illustrer sa démonstration (et la virée chez les dieux grecs vaut un beau péplum avec la nature du chant des sirènes et la couleur de rose des joues des starlettes …) il charge le tombereau à outrance. Et quid du cinéma d’auteur : le rhéteur amalgame dans sa ferveur iconoclaste les grands créateurs de Hollywood Cukor, David Lean, en dehors de quelques mentions favorables pour l’écriture de Rosselini, aucun cinéaste ne trouve grâce. Tous des faiseurs, des usurpateurs et des sots. L’assemblage paranoïde, la globalisation des critères, la confusion ressassée jusqu’à la nécrose entre idéogramme et pictogramme discréditent la pertinence des analyses suggestives sur le montage, sur le tempo. La lecture de Baudelaire et de Heidegger par Zagdanski est roborative ; chineur de haute volée, il possède une truculence de la citation utilisée comme sécatif ; il sait décaler les points de vue et créer des abîmes de réflexion ; il martèle comme tous les bons rhéteurs les assignations et sait par moments nous faire entendre le tonnerre de notre esclavage, la puissance de notre enlisement dans les images.
Une très belle trouvaille : « on n’est jamais mieux asservi que par soi-même » ne l’empêche pas de se quereller encore et encore contre un ennemi intérieur qui siège dorénavant avec le Homeland dans les maisons. Les séries discriminatoires avec lesquelles l’équarrisseur de toute pensée constitutive de l’idolâtrie de l’icône sont toutes inquiétantes : falsification, dissimulation, etc. Surendettement du sous-entendu. Il y aurait une stratégie délibérée de berner, de blesser, d’assigner, d’obliger que les « machines assistées » (bans de montage virtuel, AVID, etc) perpétueraient.
La confusion entretenue entre artificialité et technicité permet des extensions douteuses. L’occultation quasi permanente des travaux des historiens des sciences Bruno Latour, Roger Chartier, Agamben sur la symbolisation, l’ignorance de la pensée de Pierre Legendre sur la cléricalisation du savoir périment en grande part la position d’un assaillant (ou d’un défenseur des Belles Lettres, ce privilège de la littérature et de la matière langagière sur le cinéma et la musique). La partialité et les fixations deviennent par trop saillantes.
Où il y a de la mauvaise foi, règne encore (de) la foi.

À force de vouloir se distinguer à tout prix, il apparaît que le porteur de trait, que l’arbalétrier voit la paille se gonfler dans son œil, la gonade devient un empêchement et planter un drapeau tel que « la poésie est la seule anarchie réelle, gratuite, irrécupérable par toute autre visée qu’elle-même » ne coûte pas lourd. La vélocité d’expression n’indique pas la profondeur de la réflexion. Parti pris, jugements à l’emporte-pièce, catégorisation extrême et comparatisme (référencer des propos ou des pensées entre eux en leur accolant des code-barres capricieux ex : l’éloge de Bergson au détriment de Deleuze quand il semble évident que la lecture de Zadig (nous pouvons le faire aussi) est imprégnée de leçons deleuziennes) prouvent une fois de plus que les inquisiteurs restent des intrigants et que rôdent dans les couloirs des palais et autres bonbonnières du savoir de drôles de lémuriens.
La charge qui aurait pu être salutaire à l’encontre de Godard, Serge Daney et Deleuze tourne à l’eau de vaisselle de restoroute, la faiblesse des approximations de Godard, son art du paradoxe érigé en jeu de mot, l’approche sensualiste du chroniqueur de Libé, la méconnaissance profonde de Deleuze du cinéma en dehors des textes, tout ceci aurait mérité un autre traitement moins fallacieux. Avec les moyens intellectuels qu’il possède, une érudition fournie, une science philosophique certaine, Stéphane Zagdanski aurait pu nous amener plus loin qu’une raillerie méprisante et élever le débat.
Le confort de la pensée - il suffit de lire la critique de la presse de kiosque - garantit la paix. Sommée d’être dans l’ère de la duplication, pas besoin d’être herméneute pour comprendre et assimiler que le divertissement est enfin parvenu l’aubaine royale ; si le café-théâtre fait le plein, si les comédies de moeurs boostent le box-office, (un film comme Les Choristes (9 millions d’entrées) aura capitalisé 47 fois sa mise initiale, à savoir 20 millions de francs) si le cinéma français prend 38 % du marché, c’est qu’il n’est plus besoin d’idéaliser la conformité mais simplement de la reproduire en la modélisant.

Dans l’épilogue touchant et précieux de sa somme (athéologique ?), Zagdanski aurait pu évoquer sans se mêler les ailes que l’industrie du cinéma en cas de réussite représente avec les laboratoires pharmaceutiques et les grandes compagnies d’assurances (autres entreprises de racket) le secteur du capital-risque le plus juteux de l’économie de marché.

Emmanuel Loi

(article précédent)


Bibliographies des livres dont on cause dans les deux articles :

  • De la destruction, W. G. Sebald, Actes sud, 2004.
  • Images malgré tout, Georges Didi-Huberman, Minuit, 2003.
  • L’attaque virulente de Gérard Wajeman contre Didi-Huberman est parue dans la presse…
  • Devant la douleur des autres, Susan Sontag, traduit par Fabienne Durand-Bogaert, Bourgois, 2003.
  • L’Image peut-elle tuer ?, Marie-Josée Mondzain, Bayard, 2002 (réédition en poche en 2015).
  • La Mort dans l’œil, Stéphane Zagdanski, Maren Sell, 2004 (disponible en PDF sur le site de Stéphane Zagdanski).