« La réalité ne peut être franchie que soulevée. »
René Char, La Parole en archipel, 1962
Démonstration. Si les mots et les images seuls sont des artifices impuissants à transformer le réel, c’est que la vérité de l’existence ne peut se révéler qu’au sein de la vie communautaire là où se crée la langue inouïe du dialogue et les images de l’inconnu. Mais pour que cette langue et ces images bio-graphiques poussent, se nouent et libèrent les corps entravés de l’individu, il faut que la communauté soit intégralement émancipée (lire la fin du premier épisode et note 9). C’est cette émancipation nécessaire du prolétariat que la domination bourgeoise s’applique à tuer par tous les moyens de droit et de police dont elle dispose y compris par l’assujettissement de la langue et des images à son projet. S’émanciper de la tutelle bourgeoise et religieuse passe nécessairement par un affranchissement des frontières, la destruction des institutions devenues insensées [1] et un soulèvement du réel qui ne peut être l’œuvre que du peuple lui-même. Quelques rares livres nous aident à penser cette critique de la violence [2].
On peut entendre ainsi les mots de Marguerite Duras : « Je crois que je reproche ça aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l’écrivain a très souvent envers lui-même. L’écrivain, alors il devient son propre flic. J’entends par là la recherche de la bonne forme, c’est-à-dire la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il y a encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres charmants, sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur. Des livres de jour, de passe-temps, de voyage. Mais pas des livres qui s’incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée. » [3]
Aujourd’hui ce n’est plus un « spectre » que les puissances de l’Europe traque mais c’est la vie même qui est menacée par l’accumulation spectaculaire. L’image-marchandise s’est répandue partout sur la planète comme un poison et achève la transformation de tous les éléments présents sur terre en déchets ultimes [4].
Nombreux sont les écrivains et les artistes qui ont écrit la fin de cette civilisation. Mais celleux qui ont pensé à la fois la fin du capitalisme et une construction sociale en harmonie avec la nature sont plus rares. Désigné·es par les propriétaires du monde comme utopistes, anarchistes, écologistes, ielles sont raillé·es et poursuivi·es comme des criminel·les.
Les Harmoniens à la suite de Charles Fourier ou d’Owen ont fondé dès la fin du XIXe siècle des communautés critiques de la fausse industrie et du développement capitaliste. Certaines survivent encore comme des îles au milieu de l’océan capitaliste. Le communisme issu des utopies socialistes et de l’analyse par Marx du fonctionnement du capital a bien renversé quelques royaumes avant de s’enliser à l’Est et ailleurs dans la totale bureaucratie, le crime de masse et l’idéologie du marché mais les idées de partage et de résistance continuent partout à faire exister des mondes qui ne sont pas parallèles. Soulèvements et émeutes sont à chaque fois qu’ielles se produisent [5] les témoignages « positifs » d’une possible vie commune en marge (comme disent les journalistes) et en dehors des crises et des effondrements du capital. Gloire aux émeutier·es qui témoignent en actes pour la vie contre la mort et dans les faits contre les choses !
L’autobiographie, cette écriture de la vie comme l’écrit Mehdi Belhaj Kacem dans Artaud et la théorie du complot, est l’autre nom de l’héroïsme moderne. « C’est soit payer de son propre exemple – l’autobiographie –, soit se la fermer. Ce n’est pas sacrifier — les autres —, comme chez Heidegger et Badiou, c’est comme dit Lacoue [Labarthe] y sacrifier : sacrifier à l’auto-biographie, à ce qu’Artaud appelle « histoire vécue », ce qui signifie la vie, le corps, l’animalité sensible et souffrante, telle que saisie, dictée par l’Histoire. » [6] Plus loin, Mehdi Belhaj Kacem poursuit : « Si la littérature c’est la vérité – en un sens complexe que le cas Michon va nous aider à clarifier –, alors Artaud, c’est la littérature. Donc contrairement à ce que dit Badiou [7], la vérité même. Tout ça se tient. À Badiou, on serait tenté de rétorquer une citation d’Artaud lui-même, dans une lettre où, de but en blanc, il répond à un interlocuteur imaginaire, toujours le même : « – Mais vous êtes fou ? – Que non pas, et c’est vous qui n’êtes qu’un imbécile. Moi, Antonin Artaud, je bous, je bous ; vous critique, vous broutez mon bout dehors. » » [8]
Pour conclure cette réflexion sur le réalisme en littérature, deux extraits, l’un de Christophe Tarkos tourne autour de la vérité du poème tandis que le second de Guy Viarre invoque sa sauvagerie et son événement. Disparus en 2001 et 2004, ces deux poètes — reconnus par la profession – disent à leur manière le nécessaire soulèvement de la langue et de la communauté où elle s’est forgée. Encore faut-il que cette communauté existe et se soit reconnue comme telle ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui.
« Le poème ne veut pas dire la vérité du monde mais il veut dire la vérité. Je ne vois pas si la différence est compréhensible, si tu l’entends. C’est une grosse contrainte que de ne pas dire ce qu’on peut sentir n’importe comment. Tu vois le genre de désagréments que ça apporte de n’avoir qu’à la dire. Je veux dire personnellement, tout de suite, par écrit. Par exemple, si tu es con, toute la connerie qui se met à la place de la vérité qui devait s’y mettre. » [9]
« je n’entends pas qu’on prépare autrement que
telle une cible le poème léopard si près du
but il y a événement farouche » [10]
Samuel Autexier (août 2022 - juillet 2023)
Notes