Adresse aux libraires

septembre 2024

[Mise à jour de septembre 2024]

Au XVIIIe siècle, éditeurs, libraires, colporteurs se révélèrent assez épris de liberté pour assurer à la philosophie des Lumières une fulgurance qui allait, avec la Révolution française, bouleverser les mentalités et changer le monde.

La conscience des libertés naturelles ne s’éteint jamais.
Comment ne pas le rappeler alors que chefs d’État, gouvernants, gestionnaires politiques, intellectuels, loin de dissimuler leur sottise et leur corruption s’en glorifient avec une ostentation qui fera date dans les annales des carences mentales du Pouvoir ?

J’ai toujours refusé les interviews, les débats publics, les prestations radiodiffusées ou télévisées. J’évitais ainsi le podium où l’on fait vite figure de maître à penser, de gourou, de tribun, de donneur de leçons. J’ai toujours accepté, en revanche, de répondre par écrit à des questions transmises par courrier informatique. Les progrès de la veulerie journalistique incitent désormais à refuser un tel accommodement. Mais, par ailleurs, il est devenu évident que le problème ne se pose plus, tant il y a de trouble et de confusion ménagés pour la parole qui dérange. Avouerais-je que cela m’agrée de ne pas exister pour ce monde que je veux bannir du mien ?

Ce n’est pas d’hier que le libraire est tenu d’encombrer sa vitrine d’ouvrages dont la nullité est commercialement promotionnée. Il est plus atterrant que les diverses formes de censure, qui étaient dans la logique de la société dominante, trouvent maintenant droit de cité dans cette frange sociale, prétendument progressiste où, pour assurer le bonheur du peuple, il ne s’agit que de changer de Pouvoir. Le refus des chefs, des délégués autoproclamés, des appareils politiques et syndicaux qui marque la rupture des nouvelles insurrections avec les impostures révolutionnaires du passé ne plaît guère aux experts en dictature du prolétariat.
Quoi de plus exaltant, en revanche que la persistance de ces insurrections des rues et des cœurs où sont joyeusement mis à mal censure, silence, hypocrisie, mensonge ?

Voici le moment où la parole et le livre se retrouvent, voici le lieu où la libre critique s’appuie sur l’inaltérable vérité de l’écrit. Mon Adresse aux libraires n’a que faire d’une défense et illustration de mes idées. Celles-ci n’en auront nul besoin, tant qu’il leur suffira « d’être là » à l’instar du sens humain qui partout s’éveille.
La librairie est un lieu et un cri de liberté.
En ces temps gémellaires de grâce et de disgrâce, j’en appelle à une simple annonce de parution pour tous les livres, quelles que soient les opinions qu’ils défendent. La liberté a tous les droits, la tyrannie n’en a aucun.

Raoul Vaneigem

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