Denis Roche

Aux savants, le savoir ; aux écrivains, l’écriture !

mars 2023

Un article de Denis Roche publié par la revue Chemin de ronde en 1983 et repris par la revue Axolotl en 1997.

AUX SAVANTS, LE SAVOIR ;
AUX ÉCRIVAINS, L’ÉCRITURE !

« La Science ayant dans le Langage trouvé une confirmation d’elle-même,
doit maintenant devenir une Confirmation du Langage. »
Stéphane Mallarmé.

Voici quelques années, voulant en avoir le cœur net (ou les reins soulagés), j’achetais, dans une librairie spécialisée de la rue de l’Odéon, un « reprint » de la célèbre étude que Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson avaient consacrée, on s’en souvient peut-être, aux Chats de Baudelaire [1]. Plaquette de 21 pages, brochée kraft et typo raffinée de la revue L’Homme, j’ai lu ça dans un train qui m’emmenait quelque part en province parler devant des étudiants.

L’article avait paru en 1962, mais l’épisode de cette lecture se situe après 68, en plein âge d’or de ces kyrielles de rencontres chaleureuses et fécondes que recteurs, doyens et autres chapelains d’universités croyaient bon d’imposer, qui à leurs étudiants en mal de loisirs « politiques » (dans ces temps bénis, souvenons-nous, mes frères, que toute écriture était politique !), qui à des écrivains en proie à diverses culpabilités et humeurs rentrées (cf. la précédente parenthèse) à qui, bien entendu, on ne faisait jamais croire qu’en plus ils seraient payés.

Je lus donc l’étude, butant sur quelques assertions troublantes – du genre, à propos du vers « leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques » : on est tenté de croire qu’il s’agit de la force procréatrice, mais l’oeuvre de Baudelaire accueille volontiers les solutions ambiguës. S’agit-il d’une puissance propre aux reins, ou d’étincelles électriques dans le poil de l’animal ? Quand je n’étais pas carrément sidéré par les découvertes auxquelles se livraient, sur un territoire aussi peu exploré, nos deux présumés Livingstone : Le rapport étroit entre le classement des rimes et le choix des catégories grammaticales met en relief le rôle important que jouent la grammaire ainsi que la rime dans ce sonnet.

Évidemment, me disais-je, point n’est besoin d’avoir étudié, avec un talent si admirable, les mœurs des Nambikwara, ou les patois limitrophes des peuples soviétiques, pour en arriver là, mais qui sait ? N’ayant fait ni l’un ni l’autre, je me gardai de prendre position. Depuis, il faut bien le dire, des tentatives aussi osées de s’enfoncer dans le maquis croûteux de l’écriture (les écrivains seraient-ils quelque sous-ethnie perdue, aux yeux du Savoir ?) se sont multipliées.

Au moins Lévi-Strauss et Jakobson se sont-ils promenés là-dedans avec l’ingénuité d’un double-décimètre. On ne peut pas en dire autant des entreprises cauchemardesques qui ont fleuri depuis ce lieu premier d’analyse littéraire où se sont rencontrés (chacun détournant pudiquement les yeux de l’autre) le texte de Freud sur la Gradiva de Jensen et celui dont il vient d’être question. Mais Freud a eu le génie de n’esquisser que trois, quatre pas de danse définitifs là où ses dix mille enfants adeptes piétinent en cadence, au sifflet s’accouplant comme des dingues à de fortes structurales codées et surcodées, tout ça ensemble, en rangs, de chaire en estrade, de colloque en meeting, ne cessant d’enfanter à nouveau une marmaille avide de tables d’écoute et de barbelés, et pullulant tellement plus vite que les écrivains eux-mêmes, que les poètes, que même les artistes, tous les artistes de la terre réunis. Comme des lapins, je vous dis, comme des lemmings. Incaressables.

On a trop longtemps voulu réduire l’idée d’écriture (de poésie, surtout, alors) à celle de religion – voulant la contraindre tout entière comme le génie dans la lampe d’Aladin – pour qu’il soit souhaitable aujourd’hui de se soumettre à ceux qui veulent réduire l’art (et surtout la littérature) au social (c’est-à-dire à la consommation du plus grand nombre) et à ce que j’appelle moi, plus généralement, le sociétif. Comme si Dieu avait tout simplement changé de nom de code. Voyez comme on cherche à justifier ce tour de passe-passe par l’emploi public qu’on fait aujourd’hui des productions des écrivains et des artistes : les poèmes d’Apollinaire sur les panneaux Decaux, la tête de Rimbaud sur les tranches des immeubles à Grigny, les expositions d’art abstrait dans les usines Stuyvesant, quand ce ne sont pas les poètes (mais lesquels ?) qui posent complaisamment sur le quai d’un métro où ils « exposent ».

En somme, en matière d’écriture, les savants sont comme les Treets : fondants, mais propres. Leur propreté est parée des apparences du sphinx : épaisse, poudrée, géniale. Alors qu’une fois découverts, ils brillent comme du formica et sont autonettoyants. De mœurs stables, ils sont terriblement sociétifs : pourvoyeurs des États, des Sociétés, des Peuples. Le savant ajuste donc au plus grand commun multiple, au plus fort sociétable possible. Au but qui leur est à tous commun, quoi qu’ils en disent : l’industrialisation générale de la planète, comme disait Pasolini. À quoi concourt, sans aucun doute possible dans mon esprit, aussi bien le chimiste de la Thomson que le « savant » de l’enseignement supérieur dont la fonction est de « faire faire sens » - comme ils disent – aux textes écrits par d’autres. Volailles ratiocinant, leur salive est de miel (ils sont « fondants » en société comme à la télé ou à l’Académie) et leur plumage, leur ramage, leur fromage reluisants (« propres » à souhait). De vrais « Treets » vous dis-je...

L’ennui avec tous ces gens, qui confondent Savoir, Pouvoir, Connaissance, État, Dialectique et Dieu en en faisant leur pâtée commune et l’objet même de leurs conférences et de leurs travaux internationaux, c’est qu’ils sont comme ces milliers de traqueurs d’Œdipe dont je parlais tout à l’heure : à force de piétiner en cadence et de s’époumoner à expliquer à tout bout de champ et à tout le monde ce qui se passe, le sol, l’estrade en bois, le podium de leurs exploits, le tableau noir, tout ce qui est sous eux et autour d’eux, se craquèle et se lézarde et sent mauvais. Et ce n’est pas tout : voyez leur blouse qui se troue, leur nez qui bleuit, leur ventre qui va se foutre contre un mur, leurs yeux qui montent en chuintant s’écraser au plafond devant leurs élèves ébahis. Jusqu’à leur pie-mère et leur dure-mère (ô fan d’Œdipe !) qui font entendre de curieux couinements et qui finissent par sortir en vraies furies de leurs crânes en salissant tout sur leur passage ! Regardez : il y a des bécasses sur leurs bureaux qui picorent comme si de rien n’était, et des étourneaux qui leur courent sur le haricot…

Bizarre, non ?

Ces gens-là devraient savoir, avant qu’il ne soit trop tard, que l’écriture, comme la liberté, ne se divise pas : en fiches, en barbelés, en diagrammes, rien n’empêche que ça leur pète à l’oreille, en musique, en folie, en trombe.

Relisez ce passage du Goulag [2] où Soljenitsyne évoque ces hommes et ces femmes séparés par un barbelé trop serré pour qu’ils puissent vraiment se rejoindre mais cependant suffisamment lâche pour que, les femmes se mettant à quatre pattes en tournant leurs fesses vers les hommes, ceux-ci les pénètrent aisément. À travers...

Denis Roche


Publication initiale : Chemin de ronde, n° 3, 1er trimestre 1983, non paginé
Repris dans : Axolotl, n° 10, « ngày 18 tháng năm 1997 », p. 20-25

[1« Les Chats » de Charles Baudelaire, par Roman Jakobson et Claude Levi-Strauss, La Pensée sauvage, 1971. (première publication dans la revue L’Homme en 1962)

[2L’Archipel du Goulag. 1918-1956, essai d’investigation littéraire par Alexandre Soljenitsyne, Le Seuil, 1973