Du roman pour adolescents et adolescentes III

juin 2023

Voici la fin de la réflexion sur le roman pour adolescents et adolescentes. Après l’étude du traitement du réalisme, il est abordé les formes du roman de l’imaginaire largement plébiscitées par le lectorat et mis en avant par le marché du livre.


Sommaire général
Rapide introduction historique
Un roman défini par son lectorat
De la relation du lectorat au personnage
Nouvelle preuve de la réfraction retardataire des évolutions du roman entre la littérature de jeunesse et la littérature générale
Une interrogation
Littérature pour adolescents et engagement
Retour sur le naturalisme tempéré en littérature de jeunesse
Exploration du roman de l’imaginaire, fantasy, heroïc fantasy ou héroïco-fantastique
Romans de l’imaginaire, création participative ou marché ?
Conclusion


Exploration du roman de l’imaginaire, fantasy, heroïc fantasy ou héroïco-fantastique

Cette tonalité du genre romanesque est, depuis les années 1990 (le premier tome de Harry Potter. À l’École des sorciers paraît chez Gallimard, le 26 juin 1997 ; en 1998, toujours chez Gallimard, paraît À La Croisée des mondes. Tome 1. Le Royaume du Nord de Philip Pullman), la plus choisie des collégiens et lycéens, ce qui « constitue un fait contemporain massif » [1]. Les traductions des littératures de l’imaginaire anglo-saxonnes y sont abondantes. Ces fictions se présentent souvent sous la forme de séries, à l’instar des cycles qui les ont précédés dans le genre romanesque science-fictionnel, ou les récits foisonnants de Ronald Tolkien (1892-1973) ou Clive Staples Lewis (1898-1963) souvent édités initialement dans des collections de science-fiction.

Cet engouement pour ce type de romans, ne signale-t-il pas un repli vers un passé-refuge, hors du temps ? Les auteurs et autrices font jouer leurs héros sur un registre épique. La présence d’êtres surnaturels (trolls, dragons, sorciers, elfes, géants, mages, espèces imaginaires, etc.) comme personnages à part entière signale un goût pour le surnaturel et l’univers magique. L’animisme et le magico-phénoménisme ne sont jamais loin, la fiction versant alors, à l’extrême opposé du roman réaliste ou du naturalisme tempéré, dans la littérature du merveilleux. Ce goût des jeunes pour ce type de littérature semble lié à un besoin de s’extraire du monde, de se mettre à l’abri de ses vicissitudes, peut-être à ne pas affronter les affres du quotidien et à s’absenter du temps historique. L’utilitarisme qui pilote les exigences envers les élèves des collèges et lycées, avec les injonctions faites à proposer, dès 13 ans, un projet professionnel confondu avec un projet personnel, n’a-t-il pas, entre autres incidences, cette fuite vers un domaine sans utilité, un domaine où l’imaginaire peut, enfin, donner libre cours à ses fantaisies ?
Ce qui est sûr, c’est que l’engouement contemporain pour ce genre, né avant la seconde guerre mondiale, est révélé par une de ses caractéristiques toute idéologique : ces romans évacuent toute problématique des conflits sociaux ; ils éloignent le jeune lectorat des effets de la lutte des classes qui secouent le monde en crise où nous vivons. De plus, le flou entretenu de la frontière entre humain et animal autorise le retour de la bestialité et d’instincts agressifs que l’évolution du capitalisme ne cesse de vivifier. L’attrait de la fantaisie de la part du jeune lectorat et l’intérêt du capitalisme se rencontrent ici.
La profusion des personnages nécessite souvent un arbre généalogique, voire un tableau des communautés comme dans Le Seigneur des anneaux. Ceci est cohérent avec des œuvres dont le schéma narratif emprunte au mythe et au roman de chevalerie et où l’intrigue est soumise aux personnages. Si le personnel de la fiction romanesque de l’imaginaire est pléthorique, c’est parce que le personnage est conçu par cette structure romanesque comme la principale accroche du lectorat visé. De plus la loi de la série se nourrit de cette profusion, un personnage jusque-là secondaire peut aisément devenir le personnage principal d’un épisode, avant de disparaître ou d’être remis en retrait.
À côté de cette raison structurale de composition, la centralité des personnages dans le roman de l’imaginaire est requise par l’individualisme sous-jacent à cette littérature. L’individu triomphe seul des épreuves qu’il subit. Et c’est l’individu qui sauve l’humanité. Ces romans récusent toute idée de coopération. On peut citer l’exceptionnel, à cet égard, roman d’Hellena Cavendi L’ombre de la lune [2] , mais justement, c’est une exception. Dans la plupart des romans, les personnages sont seuls « aux origines et au cœur de la construction de l’histoire » [3] . En conformité avec le schéma du rite de passage noté précédemment, ces romans sont centrés sur la problématique de l’identité et de la découverte de soi. Ce sont des romans d’apprentissages mais où l’investigation intérieure prévaut sur la confrontation avec le réel. Si on veut y voir comme Sandrine Vermot-Desroches une dimension mythique, il saute aux yeux que, sauf rares séries, la plupart sont éphémères et sont chassées par d’autres séries dont la loi du marché du livre provisionne les rayons de librairies. Cela ne cadre guère avec la longévité sans laquelle il ne saurait y avoir de mythe. En revanche, on peut concéder que l’illusion mythologique signale peut-être un besoin, de la part des lectrices et lecteurs, de représentations culturelles à partager avec leurs pairs. L’univers des valeurs du récit deviennent alors celles d’une communauté générationnelle (c’est le cas de Harry Potter), ou, pour la plupart des autres séries, d’une communauté générationnelle d’enfants de la classe moyenne. Mais ces valeurs ne se doivent d’être plébiscitées que parce qu’elles n’ont aucun ancrage dans le réel. On voit toute l’ambivalence véhiculée par ces univers fictionnels.

Une idéologie conservatrice est à l’œuvre, le héros ou l’héroïne faisant l’expérience du mal et combattant pour le bien. Certes, on nous dira qu’il y a de plus en plus d’héroïnes venant équilibrer la domination longtemps sans partage des héros [4] . C’est une évolution certaine, mais qui ne change pas le fonds conservateur de ces œuvres. Par exemple, s’est-on interrogé sur l’adhésion des lecteurs et lectrices à un univers régi par les valeurs religio-mystique de ce fonds ? Cet univers est rigidifiant pour la pensée, il est inapte à ouvrir l’horizon moral. La psychologie du personnage y est sommaire et relève d’une dichotomie tranchée : soit personnage d’ombre soit personnage de lumière. L’effet sur les jeunes, qui plébiscitent ce genre romanesque, est d’autant plus fort, que cet attrait repose sur l’identification au héros ou à l’héroïne.

Hors du temps, se situant dans un monde parallèle sans attache au réel, animé par des personnages alliés du bien auxquels s’identifier, le roman de l’imaginaire pour adolescents, adolescentes et jeunes adultes joue à fond la carte du divertissement. Alors que des romans à anti-héros et certains romans réalistes se donnent pour fonction d’approfondir le réel par la littérature, il semble bien que le roman de l’imaginaire ait pour fonction privilégiée celle du divertissement. C’est d’ailleurs bien à cette fonction, que les secteurs professionnels du livre assignent le roman pour adolescents et jeunes adultes. Dans un monde imaginaire, le lecteur ne peut rien prévoir ; il ne peut que suivre le personnage dans ses pérégrinations, ses délibérations, et les réponses qu’il donne aux problèmes soulevés par chaque situation. Cette passivité lectorale sied au divertissement littéraire. Celui-ci, en effet, s’appuie sur l’identification au personnage, mais aussi à la radicalité d’un univers hors du temps, d’un univers relevant d’un hors-lieu.


Romans de l’imaginaire, création participative ou marché ?

Durant les années 2 000, avec le développement de la catégorie éditoriale « Jeunes adultes », le roman de l’imaginaire, toujours appuyé sur l’heroïc fantasy, a diversifié ses applications vers la fantasy postapocalyptique, la dystopie et l’uchronie. Le lien de ce secteur du livre pour la jeunesse avec les préoccupations du marketing est avéré : « La galaxie “Young Adult” multiplie autant que possible les supports médiatiques » [5] . La transposition de la littérature sur d’autres supports, dont le cinéma, entraîne une réduction de la singularité littéraire au format médiatique choisi. La transposition en film de Harry Potter, par exemple, a accentué la charge déterministe innéiste du livre de Rowling, le phagocytant dans une grille stéréotypique idéologique issue de la philosophie du libéralisme dominant.

Mais il existe aussi un phénomène, sinon majeur en tout cas significatif, c’est le fait que l’expansion du roman de l’imaginaire auprès du lectorat adolescent et jeunes adultes s’accompagne de l’implication du jeune lectorat dans des productions annexes : écriture de diverses transpositions, suites, amplifications d’épisodes, approfondissements de faits narrés, et autres forgeries narratives.
Les fanfictions, le cosplay (initialement dévolu aux mangas), les fanarts (reproduction plastique d’un personnage, d’une scène du livre), les sites de productions littéraires où se prolonge la vie des héros, les produits dérivés des personnages de séries de fantasy, sont certes la preuve de l’engouement de la jeunesse (d’une certaine jeunesse -il y faudrait une étude sociologique) pour la littérature et on peut s’en réjouir. Les lecteurs et lectrices deviennent producteurs et productrices de textes, d’hypothèses de lecture, dénicheurs de la part enfouie de la vie de tel ou tel personnage (que faisait-il auparavant ? Comment va-t-il évoluer ? Pourquoi a-t-il fait cela ? Bref toutes questions laissées ouvertes). On se trouverait donc face à une profusion d’écritures transfocales [6] , le lecteur changeant le point de vue depuis lequel on regarde une scène, donc souvent changeant de personnage principal dans une même histoire. On augmente le mérite ou la valeur symbolique de tel personnage ou bien, un autre, accompagnant le héros ou l’héroïne (le personnage titulaire, central de la série), se substitue à celui-ci ou celle-là et devient central à son tour. Selon l’étude de Sandrine Vermot-Desroches, ces amplifications diverses ne remettent pas en cause la centralité du personnage titulaire, pilier de la narration et médiateur de la focalisation dans le récit. En revanche, au gré des choix électifs des lectrices et lecteurs, le personnel titulaire des romans se diversifierait.
Cette pratique d’amplification, de transposition, de variation par les lecteurs et lectrices est un phénomène à bien des égards de grand intérêt, même s’il ne touche qu’une très faible portion du lectorat.
Mais fanfictions, cosplay, sites sont aussi, avec les fanarts, les produits dérivés, la preuve de la mainmise du commerce, de l’industrie culturelle et du marché de l’imaginaire sur les productions littéraires. Sandrine Vermot-Desroches ne nous contredira pas qui écrit : « le héros, figure centrale du roman, création de l’auteur et du lecteur, a d’autant plus d’importance qu’il devient un produit commercial » [7].

Les adolescents et jeunes adultes semblent donc bien fascinés par les héros ou héroïnes. Et ces héros et héroïnes deviennent, à l’instar des idoles, les médiateurs de leurs désirs. Parfois, poussant le mécanisme de l’identification sur lequel reposent, dans leur ensemble, ces romans, les adolescents et adolescentes s’incluent dans l’histoire, devenant personnages… La trans-médiatisation du héros de roman orchestrée par le marché de la culture adolescente [8] absorbe jusqu’aux lecteurs et lectrices, les incluant dans la ronde du marché, dont le marché promotionnel des séries.


Conclusion

Donc, au vingt-et-unième siècle, la littérature destinée aux plus de 13 ans (âge repris aux critères éditoriaux) s’est nettement disjointe de la littérature pour les pré-adolescents et encore plus de celle destinée aux enfants d’âge de l’enseignement primaire. La littérature pour adolescents a tendance à se fondre avec la littérature destinée aux jeunes adultes (catégorie également reprise aux calibrages éditoriaux). Ce phénomène tend à être piloté par des enjeux non pas littéraires mai économiques. Bien sûr, les créations qui naissent dans ce créneau éditorial possèdent des particularités qu’il serait désastreux de ne pas prendre en compte. Justement, au terme du travail d’investigation particulièrement clair et suggestif de Sandrine Vermot-Desroches, quelques interrogations sont remises au goût du jour.

La littérature de jeunesse dans son ensemble, le genre de l’album mis à part, est marquée par un grand classicisme narratif, un grand conformisme thématique, très sensible aux évolutions de l’idéologie officielle. Jusque dans les années 2000, il en était de même de la littérature adolescente.
Mais, avec le développement du secteur de la littérature jeunes adultes qui vient prolonger le secteur de la littérature destinée aux adolescents, n’assiste-t-on pas à un revirement partiel et minoritaire, mais toutefois sensible, vers une littérature qui viendrait bousculer les codes empruntés et forgés par la loi du 16 juillet 1949 (toujours en vigueur) ? L’anti-héros serait alors le fer de lance de cette offensive littéraire sur la base de trois thématiques dérivées de la littérature adulte : la mort (violente), la sexualité et l’argent. Une liberté de ton viendrait faire imploser la barrière générationnelle, usant volontiers de certains procédés propres à la modernité stylistique. Un des effets de cette évolution serait la mise au lointain du didactisme comme force d’inertie encombrante pour toute vraie création.
Cette évolution serait-elle à mettre en relation avec la prise d’autonomie du genre de l’album qui, poursuivant l’élan surréaliste, a su renouveler la littérature pour les enfants jusqu’à flouter, en une part non négligeable de sa production, les frontières entre livre pour enfants et livre pour adultes ?
Toutefois, dans sa grande majorité, la littérature destinée aux tranches de l’adolescence et jeunes adultes reste marquée par la logique économique et l’idéologie qui la sous-tendent. Tournée vers le marché, entièrement ou presque ficelée dans les rets de l’étude de marché qui façonne les thèmes, qui dirige les intérêts, qui oriente la demande par la séduction de la publicité et la médiatisation sur internet et le jeu des réseaux, la littérature pour adolescents, adolescentes et jeunes adultes montre comment un roman « best-seller acquiert une pseudo-qualité et une fausse valeur d’usage (de livre “intéressant”, “important”) uniquement grâce à son taux de vente » [9]. Les produits dérivés des séries des romans imaginaires confirment ce poids de la détermination économique du secteur éditorial.

Ce qui retient l’attention c’est la centralité du personnage titulaire qui revient dans les séries qui ont proliféré ces dernières décennies. Le personnage est l’objet principal et le foyer essentiel du récit, reproduisant un dispositif classique et conservateur dans l’histoire de la littérature [10] . C’est la preuve que l’identification recherchée du lecteur ou de la lectrice au personnage titulaire demeure constitutif du roman pour les adolescents et adolescentes, loin du reflet moiré des doutes sur la figure du personnage en littérature générale.

Fin


Notes

[1Anne Besson citée par Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui. Le personnage dans le roman adolescent, Paris, L’Harmattan, 2022, 231 p.-p.126.

[2Cavendi, Hellena, L’ombre de la lune, Bédarrieux, éditions chant d’orties, 2018, 429 p. On trouvera, sous le titre « le sens de la vie. Une face cachée de la littérature contemporaine destinée à la jeunesse », une analyse de ce roman sur le blog lisezjeunessepg, du 3 mai 2020.

[3Anne Besson citée par Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui. Le personnage dans le roman adolescent, Paris, L’Harmattan, 2022, 231 p.-p.132.

[4Même si la collection de chez Gallimard, Le livre dont vous êtes le héros, ne s’est pas encore mise au goût du jour.

[5Laurent Bazin cité par Charles de Laubier, « La Jeunesse réinvente la lecture », Le Monde, 31 mai 2022.

[6Sur la transfocalisation, voir Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Le seuil, 1992, 576 p. (1ère édition 1982), pp. 407-410.

[7Anne Besson citée par Vermot-Desroches Sandrine, L’édition jeunesse aujourd’hui. Le personnage dans le roman adolescent, Paris, L’Harmattan, 2022, 231 p.-p. 143.

[8Sur cette notion lire : Bruno, Pierre, Existe-t-il une culture adolescente ?, préface de Jack Lang, Paris, in presse, 2000, 187 p.

[9Zima, Pierre V., Pour une sociologie du texte littéraire, Paris, Union Générale d’Édition, 1978, 373 p. – p. 360.

[10Voir Genette, Gérard, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Le seuil, 1992, 576 p. (1ère édition 1982), p. 379.