L’image est dématérialisée, son enfantement, sa guise, sa navigation sont paramétrés de telle sorte qu’aucune altération non prévue ne puisse être accordée, en dehors du champ de l’art. Chaque « chargé d’images » a pour mission de dupliquer des messages conventionnels dits idéogrammatiques. Saturation et engorgement font qu’il n’y a plus d’images propres, l’auteur de la photo agit comme repreneur d’une idéalisation antérieure qu’il a engorgée, engloutie, assimilée de toutes façons. Si, par mégarde ou volonté de démarquage, il produit une lamelle d’espace-temps repérable, déterminée comme telle, un instantané à part, il verra – c’est le cas de le dire, – son travail remisé dans un rôle de partition. La photo inexpiable, la photo des moments ultimes : exécutions, massacres, charges, décapitations, est recherchée dans un double mouvement de sacralisation et d’exécration. Ce qui chute de la photo de douleur, de la terreur montrée, dans son rôle d’édification, cerne le sentiment spolié de la commune appartenance. Les scènes de torture comme jeux de société, les cellules des petites filles emmurées dans des arrière-cours, tout est montrable et identifiable.
L’effraction d’un regard perdu rendue comme impossible, comme l’inatteignable, l’hyménée d’un désordre, l’amalgame fait entre des photos choisies, un pan de présentations ad hoc et une seule vue, la préférence ou la mise en avant d’un cliché, tout ceci, l’orientation du carrousel des images vise à noyer le poisson.
À priori et par principe d’individuation, nous aurions des vues identiques sur le même objet. Nous pourrions céder au simplisme et croire posséder alternativement crédit, croyance, foi en des éléments de composition qui constituent une famille d’intérêts, une communauté d’esprit, une police de la vue.
L’édification idéologique par tétanie, répulsion, réprobation marche à plein régime : ce régime de terreur dénoncé par W. G. Sebald dans De la destruction et Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout au sujet d’un corpus d’images problématiques (quatre clichés pris des camps et les vues des ruines de Dresde et Brême par la RAF) joue du vacillement.
Voyons-nous bien ce que nous voyons ? La rareté et l’exclusivité d’images fatidiques nous pousse dans nos retranchements d’hommes comblés d’icônes, saturé de tirages. L’hostilité rencontrée par l’anamnèse et la longue et douloureuse dissertation de Didi-Huberman possède sa logique interne. Ce dont parle avec une délectation morose (quoiqu’il en dise) l’esthéticien irrite le psychanalyste et l’historien d’art Gérard Wajeman. La polémique est biaisée : s’il existe des choses que l’on ne devrait pas voir, comment se fait-il qu’elles existent ? Un massacre bien documenté le rend-il plus abject, moins féroce ? Si, des camps d’extermination, il est supporté qu’aucune image ne puisse en représenter l’horreur ou du moins l’existence, il est extrêmement troublant et quelque peu périlleux de voir un psychanalyste, en l’occurence Gérard Wajeman dans le rôle d’accusateur et d’inquisiteur. D’autant plus qu’ils sont travaillés par un fonds onirique et imaginaire commun et s’opposent à propos d’interdits jugulés et diamétralement opposés : l’occultation par sublimation, le « ça suffit » de Wajeman pour le curetage obsessionnel et quasi maniaque de Didi-Huberman. Ce dernier n’en démord pas : qui détermine ce qu’il faut voir ou ne pas voir, dire ou ne pas dire ? Son attitude talmudique sur quatre clichés pris de l’intérieur des camps appartient à l’effroi métaphysique.
Le régime de l’icône est un régime de rétribution. Tant qu’une image rend service, tant qu’elle « rend », elle est bien venue, dupliquée, mise en avant, sertie, séquencée. Les images de honte et de contrition subissent un tout autre sort, elles sont l’objet de compilations sur les sites crépusculaires, le fleuron d’antichambres psychiques où la scarification et d’autres rituels « joués » d’abaissement et d’humiliation sont montés en boucle. Se référer à une image propre, à une image juste – la gloriole du jamais vu, la recherche à tout crin de l’inédit - affleure comme phantasme : non seulement la virginité laisse sceptique, une aurore de sentiments, une entame, un seuil, une nouveauté … mais la production de clichés, d’artefacts, de fac-similés est advenue telle, à la nanoseconde près, des millions d’images sont stockées, mâchées, coupées, saucissonnées, treuillées.
Le discours de l’unicité appauvrit le débat.
L’usufruit de la rareté n’est pas le manque mais son obligeance. La faculté d’oublier, la faculté d’oblitérer (qui sont sœurs) ne doivent pas nous faire perdre de vue que le ressassement attise la culpabilité afin de l’étouffer. Le spasme éprouvé à la vue du rare, de l’impossible, de l’impensable ne certifie en rien qu’il a eu lieu, il prénomme, il en est le présage, un espace qui situe son effraction, le réel comme écueil. L’intérêt croissant pour l’archive insoutenable indique à tous la dîme à payer : que fabriquons-nous comme tiers des tiers ? Pas de témoin privilégié, plus de neutralité envisageable, le référencement, le retour sur investissement de tout signe émissaire cantonne dans l’espace du moindre faux pas. Plus une icône est transfigurée, plus elle est l’ objet de prédations incessantes plus elle fournit à la machine le tribut qui l’alimente en la cisaillant, plus elle raye et parasite de façon endocrinienne le dispositif pulsionnel manque/satisfaction.
La trivialité du don d’images - banque de données, complexes ou unités d’espace, fils de dépêches – prévient en général d’observer le séquencement de la production in extenso. Le représentant de la représentation comme l’appelait Freud de façon singulièrement précoce à l’aube de l’ère du tout-image imbrique la vélocité, la gloutonnerie, l’empilement, le remplacement d’une séquence par une autre, l’avalisation en permanence d’un pictogramme fort. Cette poussée augmente la prégnance volatile d’un référent flottant voire noyé. Submersion et immersion dans la monstration décérèbrent dans la mesure où la percussion du choc spéculaire en plan ou en volume (analogie ou rapprochement des champs d’expérience) renforce et active l’oralité, pointe un regroupement, permet d’associer ou de dissocier, accentue les signes de reconnaissance.
L’humanisme incandescent de Susan Sontag, sa réprobation envers tout signe la contraignent à scruter les signes du mal comme l’envers d’une conduite publique indécente. Elle n’admet pas, dénonce, rabroue. Dans Devant la douleur des autres, elle commente le contenu et reproche l’exploitation de la désolation. Les portfolio d’humiliation et d’esclavage l’insupportent, son ton est juste et sa morale pieuse.
Beaucoup plus inquiétantes sont les positions de W. G. Sebald et G. Didi-Huberman. Travaillant tous deux sur la réfutation, l’engloutissement des traces, ils n’en tirent aucune exemplarité d’une sagesse enfouie par exemple, d’un goût du vice ou d’un millénarisme honteux. Que l’homme industrialise les moyens de se détruire fait partie de son développement, le commenter est une affaire d’idéalisme. Que les bombardements de Dresde et de Brême en août et septembre 44 soient inscrits au chapitre des débits et pertes, que les quatre photos de la putréfaction de l’âme échappées d’Auschwitz analysées en 2004 dans Images malgré tout ravalent tout film ou récit construit au rang de charade, cela creuse encore plus notre doute au sujet de la mansuétude, de la distance critique, du règlement à l’amiable entre un potentiel de réprobation toujours renouvelable et les forces abyssales des limites rompues entre altérité, fraternité, providence données comme forcloses.
Emmanuel Loi
Bibliographies des livres dont on cause dans les deux articles :
- De la destruction, W. G. Sebald, Actes sud, 2004.
- Images malgré tout, Georges Didi-Huberman, Minuit, 2003.
- L’attaque virulente de Gérard Wajeman contre Didi-Huberman est parue dans la presse…
- Devant la douleur des autres, Susan Sontag, traduit par Fabienne Durand-Bogaert, Bourgois, 2003.
- L’Image peut-elle tuer ?, Marie-Josée Mondzain, Bayard, 2002 (réédition en poche en 2015).
- La Mort dans l’œil, Stéphane Zagdanski, Maren Sell, 2004 (disponible en PDF sur le site de Stéphane Zagdanski).