Pour ce faire, nous analyserons, le roman de Shaïne CASSIM, Qu’est-ce qu’on fout ici, paru chez Gallimard jeunesse en 2023. L’exergue en pourrait être ces vers d’Edith Wharton : « La passion est le cœur / L’écueil qui nous fait tomber ».
Le roman de Shaïne Cassim explore une relation amoureuse marquée du sceau de l’irrépressibilité entre deux écorchés vifs de la vie. La fiction alterne trois instances narratives : Patricia, l’héroïne centrale, Julian qui l’aime et qu’elle aime, Rosie, une amie de Julian. Le livre comporte quatre parties, s’ouvre et se clôt avec la narration de Patricia. On a donc deux narrateurs agents qui subissent plus qu’ils n’agissent -Patricia et Julian- et une narratrice protectrice dont la partie reste en léger décalage dans la composition du roman. Le milieu de tous ces personnages est celui de la bourgeoisie.
La première narratrice, Patricia, est une jeune fille étudiante en classe préparatoire aux grandes écoles. Le milieu du roman est bourgeois. Elle est à la fois irrésistiblement attirée par Julian, lui aussi dans une autre « classe de prépa », et lui aussi porté vers elle.
Le récit explore l’ambivalence : Patricia ressent son amour tout en le déniant. Les épisodes se succèdent, apportant des informations sur cette relation que viennent démentir d’autres péripéties, toujours médiées par l’affectivité exacerbée de Patricia. Elle cherche à mettre Julian hors d’état de faire obstacle à sa quête de totale liberté entre eux. Elle ne supporte pas, par exemple, les tentatives de Julian de lui prêter aide et n’a de cesse de frustrer du succès toute action en ce sens de Julian. À l’interrogation qu’Hanna adresse à Julian, « se mettre à la place des autres (…) n’est-ce pas la seule façon de vivre (…) ? » (p.128), Patricia aurait répondu que se mettre à la place des autres c’est ne pas respecter leur intégrité de personne. C’est qu’elle veut décaper les liens interpersonnels de toutes les scories sociales qui les figent, les réifient et empêchent qu’une relation véritable ne s’installe, qu’un amour authentique ne se réalise.
Patricia refuse de vivre une relation comme un échange, un donnant-donnant. Le personnage de Félix est la figure de cette réification de l’être humain, figure populaire dans l’univers des hypokhâgneux, et il rejoint les hommes d’affaires avec « leur regard impavide et leurs corps enfermés dans des habits aussi répétitifs que coûteux » (p.179). Si Julian ne fait que suivre Patricia dans cette voie, il est lui-même travaillé par l’ambivalence : « Je me suis retrouvé pris dans un truc qui me bouleversait et me terrifiait à la fois » (p.133) dit Julian, ou encore, « Elle ressemble à un refus et une offrande à la fois » (p.134). Quant à Rosie, l’amie de Julian, traductrice et chanteuse dans un groupe de musique baroque, elle remarque à propos de Julian venue chez elle avec Patricia : « il était décontenancé et charmé en même temps » (p.175).
Le style est parfois parataxique, propice à l’ambivalence et jouant avec l’ambiguïté des sentiments : « J’avais une folle envie de la prendre dans les bras, de lui jeter à la figure toutes les injures possibles et inimaginables » (p.168). Quand Patricia pense tenir une révélation de son amour ou de l’amour de Julian, c’est immédiatement après pour en obtenir le démenti. Les faits induisent la conscience d’une erreur de jugement de sa part. Le lecteur et la lectrice sont prisonniers de la narration à la première personne qui, parfois, excède la seule subjectivité de la narratrice. Quand elle récuse la réciprocité de l’amour de Julian, Patricia subit alors une nouvelle situation qui réfute en faux ce jugement. Elle monte des arrangements de rencontre qu’elle s’ingénie en retour à torpiller. Ainsi, tout au long du récit, alternent satisfaction et insatisfaction, les deux indissolublement présentes dans une mise à distance du monde extérieur qui approfondit l’isolement égonomique au lieu de réussir à le transgresser.
Pour développer la thématique de l’ambivalence, l’autrice use de l’anticipation déceptive. La narratrice-personnage, en effet, imaginant ce qui va se passer, monte des scènes et leurs dispositifs réalisateurs. À chaque fois s’y exprime son espoir d’un désir comblé et sa crainte de la non-réalisation. Chaque situation envisagée est donc pleine de satisfaction et d’insatisfaction.
Étroitement maintenu dans l’enceinte d’une subjectivité, l’intrigue trouve ses motivations dans des visées hédonistes parfois portées par des motifs pragmatiques. L’espérance du plaisir trouvé et la crainte du déplaisir vont de pair, comme vont de pair les calculs favorables à la rencontre et l’imposition des obstacles. Ce qui est bannie de l’univers romanesque de Qu’est-ce qu’on fout ici, c’est l’indifférence. Ce qui constitue cet univers, c’est l’ambiguïté : séduire-repousser, désirer-haïr, L’attente existe, mais elle n’est qu’un motif itératif qui porte le roman vers une a-chronie c’est-à-dire qui le rapproche de l’univers du rêve et l’éloigne de l’univers social et historique, lui, totalement absent.
L’ambiguïté des sentiments caractérise le vague à l’âme hypokhâgneux de Patricia, l’héroïne, et de Julian, le héros. Elle est l’énergie vitale qui fait avancer le processus romanesque qui déjoue toute intrigue. Les moments de satisfaction ou d’anticipation de satisfaction et les moments, inéluctables, d’insatisfaction, de chute effective, alternent. Les deux personnages sont, chacun, victimes d’eux-mêmes et victimes du malaise de l’autre. Ce malaise se traduit par un sentiment recommencé de frustrations. L’un est l’autre sont tenus par « ce truc incandescent entre nous » (titre du chapitre 10 et formule venant en leitmotiv dans l’écriture), qui se déclinera en « je me sens aimanté » (p.97), « présence hypnotique » (p.169), « magie » (p.170), « intuition surréaliste » (p.170), « une grâce » (p.170) une « évidence » (p.194). Prenons la narratrice-personnage, Patricia. Soumise à « ce truc », elle ne tente rien pour sortir de son état qui se trouve conservé de bout en bout sans amélioration. Malgré la profusion des paroles, le processus reste inconscient et l’amour se vit sur le mode de la fatalité, de la détresse, de l’impasse destructrice qui porte à la déficience existentielle par le délitement des liens humains.
Ce thème de l’ambivalence est si central qu’il emprunte, pages 15 et 16, le présent de vérité générale : « Alors je lis Passion simple. Aline a raison, on est dans l’incapacité de juger cette femme. On n’éprouve ni empathie, ni compassion, ni dégoût ni répulsion, on est comme elle, figé, pris dans les rets de l’attente, avec quelque part dans un coin de notre tête une vague envie que ça nous arrive jamais, une vague envie que ça nous arrive un jour ». Le thème dessine la crise de l’individualisme contemporain que subissent ces jeunes gens. L’ambiguïté des sentiments les enferme dans un présent où le passé se dérobe et dont l’avenir s’efface : « Il n’y a pas de passé, pas d’avenir, qu’un intense présent, qui m’électrise le cerveau et le corps tout le temps » (p.196).
Croyant narrer sa propre histoire, narrer une tragédie, Patricia subit une égoïsation [1] de sa vie qui la porte à l’insatisfaction hédonique autant que sentimentale, multipliant les essais illusoires d’amélioration de sa situation. Cette égoïsation la plonge dans une image de plus en plus dégradée d’elle-même. On dirait qu’elle tire satisfaction de l’accomplissement d’une action qui la blesse. Le désir assouvi n’est que souffrance. Si Patricia multiplie l’exposé des raisons d’être de son malaise, jamais elle n’est en capacité d’interroger l’adéquation des choses évoquées avec la réalité. Le subconscient emporte la formulation verbale : parler est une attitude active bien plus que représentative. C’est pourquoi Patricia subit une cloturation égoïque, véritable manifeste du règne de l’égonomie [2]. Les chapitres 5, 6 et 7 forment une cellule de composition de l’ensemble du roman qui la réitère. Julian se frustre lui-même, comme Patricia se frustre elle-même ; mais l’inaccessibilité de leur malaise respectif porte chacun à provoquer la déception chez l’autre. : « Tu es fracassé Julian, ai-je pensé. On est fracassé tous les deux, ai-je rectifié pour être parfaitement honnête » [3].
Le personnage de Julian est tout autant en situation de patient, sa passion pour Patricia ne pouvant se réaliser car soumise à « la vague noire », ce profond malaise intérieur qui le ronge. Quand Julian et Patricia sont réunis, leur être semble trouver la lumière mais à chaque fois la destruction l’emporte sur la libération autant que sur la conservation même de leur fragile équilibre. « Ce truc incandescent entre nous » est un feu qui brûle et consume les cœurs et qui fait obstacle aux corps. Julian et Patricia s’affectent eux-mêmes d’actions qui engendrent inévitablement une dégradation de leur état. L’un et l’autre actualisent leurs obscurs pressentiments sans jamais les prévenir.
Seul le mobile hédonique des corps est convoqué, biffant celui des sentiments pourtant inceptif de leur relation. L’hédonisme, seul mobile reconnu, est mortifère. La relation intersubjective s’étrécit dans la manifestation de propriétés physiologiques. Les personnages sont agis et malgré des tentatives, incapables de mener leurs actes au réel.
Patricia durant le roman ne sombre pas grâce à des aides, celle de sa grande sœur, Aline, elle-même de retour d’une profonde déconvenue amoureuse et Georges-Henri, l’ami adulte, figure compréhensive et confidente. Ces deux figures protectrices, la première qui remet Patricia dans la réalité, l’autre qui n’a de cesse d’appeler à la vie, restent tout au long du roman des figures de la conservation. Elles ne permettent pas à Patricia de dépasser le malaise de sa passion qu’elle vit comme fatalité. La fonction des deux figures protectrices est de suspendre la dégradation de l’héroïne. Mais elle reste prisonnière de la cloturation individualiste de sa vie. Égocentrée, elle ne cherche pas à convaincre son entourage de la justesse de ce qu’elle fait, a fait ou a décidé. Aussi, l’entourage est-il impuissant à l’arracher à sa dépendance à un inconscient où elle se perd. Il en va de même pour Julian : sa relation avec Rosie ou avec Gabriel ne peut rien contre la « vague noire » qui l’envahit et le maintient entre les quatre murs de sa personne. Rosie, troisième narratrice du roman, joue un rôle passif qui ne réussit, pour un temps seulement, à améliorer le sort du couple Patricia et Julian que parce qu’elle ne fait pas obstruction à leurs penchants… Sa fonction d’adjuvant est, on le voit, sans soubassement actif. Et comme eux, elle est égocentrique (« tu ne sors jamais de ton monde intérieur » lui dit Isaac, son petit ami, p.187).
Patricia et Julian rejettent certes les obligations sociales, dans un geste rebelle ; ils récusent tout pragmatisme susceptible de leur permettre de maîtriser leurs actes. Ils sont absolus dans leurs choix, enclos dans le présent. Chaque comportement mu par un espoir se voit recouvert durant son accomplissement par le pressentiment funeste de l’échec, de l’insatisfaction à venir. La mécanique des corps se substitue au mouvement des cœurs chez des personnages tourmentés par l’assurance de l’issue fatale de leurs tentatives amoureuses.
Le roman se passe dans un milieu bourgeois, ce qu’accrédite l’intertextualité prolifique, qui n’est pas sans renvoyer au gavage bibliographique des grandes écoles, dont un effet de la pratique éducative est d’approfondir l’enfermement individualiste destructeur. Le roman déroule avec ardeur une passion sans issue. Roman noir de consciences juvéniles qui réfléchissent l’impasse contemporaine d’un individualisme exacerbé, d’une société d’individus clos sur eux-mêmes, le récit interdit aux lecteurs et lectrices de trouver leurs propres possibles, sinon à s’identifier à la mort. Le personnage de Patricia, qui domine le roman par sa puissance de représentation, pointe l’impossibilité pour l’être humain occidental d’atteindre des valeurs authentiques. Sa structure psychique est reliée à la structure de la société capitaliste dont Patricia est la proie autant qu’elle la dénonce. Patricia et Julian sont l’un et l’autre relégués dans la passivité que renforce l’atomisation des individus dans une société de la concurrence (pour les personnages, des examens et concours menant à l’élite sociale). Ils sont sans cesse spectateurs des impasses où les mènent leurs actes. La fin du livre où rôde la mort confirme cette analyse. Julian sera emporté par la vague noire, et si Patricia ressent dans sa survie un sentiment d’avoir failli à son attachement, elle ne va pas jusqu’à saisir qu’elle a été l’agent même de cet échec. Vivre se poursuit dans l’égocentrisme du « c’est mon choix », sans perspective autre que la convenance sociale où la poussent ses amis, Isaac et Rosie. Patricia l’assume, en conscience, non pour dépasser l’égoïsation de sa vie, mais juste la perpétuer dans l’indifférence à la réciprocité relationnelle véritable. Toutes les causations qui nouent les relations interhumaines sont mises de côté, afin de ne point troubler la confiance en soi égonomique de l’héroïne pourtant déchirée par le drame vécu.
Une force de l’ouvrage est le contraste entre cet amour condamné et la vitalité de l’écriture de Shaïne Casim. Dans ce paradoxe s’exalte la crise de l’individualisme contemporain, explorée par la narration des vies intérieures et amoureuses de deux jeunes gens. En toute cohérence, cet univers d’enfermement se clôt, pour l’héroïne, sur une inclusion sociale dans les normes et convenances d’une société où l’émotion, le physiologique et la consommation bourgeoise ont définitivement pris la main sur les vies, y compris sur leur désir d’émancipation.
Notes