Et pourtant, si s’incarnait sous nos yeux la vraie sainte, l’authentique, si soudain les JT s’ouvraient sur son visage d’ange et que son nom enfin révélé vint à défiler en continu sur le bandeau des news comme sur un moulin à prières, ce serait, ce devrait être toujours la même sidération, et il ne nous manquerait que de savoir encore nous prosterner. Ou alors peut-être nous souviendrions-nous par une grâce subite de comment le faire, nous tomberions à genoux à nous en briser les rotules. Nous tendrions les mains, les ouvririons en direction du ciel. Un tel moment existe mais en secret, inaperçu et impensé, bien caché dans le placard, fermé à double tour comme celui de Barbe-Bleue (« Do not disturb »), d’un fait divers « people » de la première moitié des Seventies américaines. C’est Patricia Hearst.
Vert comme le sont les mouches à merde, le prestige du dieu dollar est tel que nous peinons pourtant à croire que « Patty » Hearst, fille et petite-fille de milliardaire, ne choisit pas cette couleur pour la robe de débutante qu’elle devait revêtir pour son entrée flamboyante dans le grand bal du monde, mais celles de l’étendard de l’ALS. C’est un noir crotale ou cobra ou naja polycéphale sur fond rouge, qui se dresse et se déroule de façon compliquée sur ses anneaux. Il semble tout droit sorti d’un Marvel Comics, et l’on ne sait quel Stan Lee de génie en aura tracé l’épure pour la Symbionese Liberation Army, l’« Armée de Libération Symbionaise » dont le destin était d’organiser le rapt de l’héritière des Hearst, de la convertir à sa cause et en faire son égérie, et dont elle s’émancipera pour mourir à ses anciennes existences et renaître à la nouvelle, plus légère, mieux innocente quand bien même frivole, d’actrice de seconde zone dans les films de John Waters.
Feignons pour l’instant de n’ambitionner rien autre chose, mais pas moins, que de chanter sa vie, sa légende et sa gloire. « Chanter Bezons, voici l’épreuve », disait Louis-Ferdinand Céline. Mais qui chantera la sainteté de Patty Hearst ? Qui la vengera du prétendu « Syndrome de Stockholm », cette fable inventée de toutes pièces par une sociologie vendue à la Police Fédérale et à la Banque Mondiale ? Qui saura se faire le chantre de cette Betty Boop en kaki, ou Barbarella plutôt au fusil-mitrailleur, posant sous le blason reptiliforme de l’ALS ? Et où prendre les mots d’adoration, les psaumes, les gestes de l’orant, quand tous sont perdus ou périmés ? Il nous faut bien, pourtant, nous rêver hagiographe, sans quoi c’est l’époque qui s’obscurcit, la terre qui s’ouvre sous nos pas et le monde qui se divise et se fragmente, si ne peut nous sauver des ténèbres de notre déréliction une fraiche teenager de dix-neuf ans. Telle le Baron de Crac, elle se tire elle-même par les cheveux dans les Siècles des siècles, et par deux fois, pour se sortir d’abord du gouffre où sa naissance la condamnait, puis des circonstances dans lesquelles son émancipation se fit et qui l’asservissaient derechef. « Double loi, doubles tables de la loi, double temple, double captivité », dit quelque part Pascal. Ici, il faut d’abord mimer le démarquage : « Double révolution, doubles actions révolutionnaires, double plan, double et sublime liberté ».
Tout ceci pourrait ne paraître que seulement anecdotique ou pittoresque si n’était le contexte historial dans lequel la Sainte se manifeste, et qu’opère en silence l’action de sa grâce. Car enfin, ce n’est sans doute pas par hasard que la parousie de Patty Hearst — et c’en est une — surgit dans le paysage psychédélique des années Soixante-dix made in USA. Après elle, à la fois tout est sauvé en un sens, tout est rédimé, et tout bascule comme sur l’axis mundi dans la nouvelle époque, la nôtre, plus sombre et resserrée, moins lumineuse et insouciante, mais indemne dans sa nuit. Raison pourquoi aussi il nous faut toujours revenir aux Seventies comme à ce punctum cæcum où le Zeitgeist, l’Esprit du Temps, à la fois se dilate et dans le même mouvement se contracte sur son Destin comme sur son ressort. C’est ce que dit assez déjà le nom caché de la nouvelle gnose symbionaise : « HearSt », le cœur (à la pulsation sourde et heurtée dans sa rythmique de basses), si souvent loué dans la Soul Music par son meilleur clergé afro — Barry White, Isaac Hayes, Nile Rodgers, Ike & Tina Turner, les Meters et tant d’autres, tous prêcheurs du beat. Oui mais alors, de façon plus inquiétante, dans le nom de HearSt, barré de l’ondoyante et sinueuse marque du « S » qui inaugure et instaure la nouvelle ère (où nous devons, brothers and sista, en vérité je vous le dis ramper vers la lumière) : celle du « Snake » ou du Serpent. Il nous fallait, en prolégomènes de ce qui va suivre, au moins le dire, ou bien nous taire.
Jérôme Delclos
Suite au prochain épisode…