Épisode 2

L’Esprit souffle où il veut

août 2024

Pour Patricia Hearst venue au monde avec une cuiller en argent dans la bouche, le Cobra, n’en doutons pas, commençait à dérouler sa queue et à dresser ses sept visages, ceux dont le fondateur du groupe, Donald DeFreeze, devait dire plus tard qu’il symbolise les caractères des sept premiers membres de l’organisation :
« The seven memberships of our federation are men and women who are black, brown, yellow, red, white, young and old ».

Patricia Campbell Hearst naquit une première fois le 20 février 1954 à San Francisco, de Randolph Patterson Hearst, propriétaire de l’empire de presse et d’édition Hearst Corporation (et fils de William Randolph Hearst qui inspira à Orson Welles son personnage de Citizen Kane), et de Catherine Wood Campbell. D’une autre façon, Patty Hearst naquit une seconde fois à 9h00 du matin le 4 février 1974, quand « on frappa à la porte de l’appartement 4 du 2603 sur Benvenue Street à Berkeley » (FBI dixit), et qu’un « groupe d’hommes et de femmes brandissant des armes à feu » (idem), fit irruption dans ce logement du campus pour la kidnapper. Ou bien encore : elle naquit le 18 septembre 1975 à San Francisco, lorsque le FBI l’arrêta avec ses complices de la Symbionese Liberation Army. Mais peut-être faut-il plutôt dater sa naissance de sa sortie de prison deux ans plus tard ? Ou bien de sa première apparition à l’écran dans le film de John Waters Cry-Baby ?

Toujours est-il qu’elle déclarera pensivement en 1991 : « J’ai été réveillé par mon kidnapping ». Si bien que cet acte de naissance reste provisoirement le bon, si tant est que nous accordions à Patty, rebaptisée « Tania » par l’ALS en hommage au prénom d’une compagne du Che, la claire conscience de ce qui alors se produisit en elle et dans sa vie sur le campus de Berkeley où elle vivait et poursuivait ses études (en compagnie de son boyfriend de l’époque, Steven Weed), ce dont toutefois on peut raisonnablement douter : si la sainteté n’est pas de ce monde, si elle suppose toujours quelque chose comme un état supranaturel, alors faut-il parler plutôt d’une semi-conscience, toujours rétrospective aussi, et que l’intellect humain, fut-il celui de l’élue en personne, ne saurait saisir que de façon imparfaite ou lacunaire, et pour paraphraser l’apotre « comme en un miroir obscurément ».

Mais il convient tout d’abord de revenir à la source généalogique : le grand-père, l’ancêtre primordial, William R. Hearst, celui par qui tout débute pour une famille qui, aujourd’hui encore, est classée au cinquième rang du « Top 10 » des plus grandes fortunes américaines. Ici, les mots sont inutiles tant les images parlent d’elles-mêmes : celles de « Hearst Castle », que fit bâtir l’aïeul à San Simeon, en Californie, sur un domaine de 970 kilomètres carrés pour glorifier sa réussite.

Ce qui ressort de ces vues du domaine de cet ancien ranch, extérieur jour comme intérieur nuit, et aisément trouvables sur Internet, c’est l’hybris, la démesure comme seul peut-être dans l’Histoire le palais de Néron méticuleusement décrit par Suétone pourrait en donner une idée équivalente. W.R. Hearst s’est voulu Dieu ou plutôt Jupiter, et force est de reconnaitre qu’il n’aura pas trop mal réussi son coup : Le dedans est à la mesure du dehors, comme en témoigne l’une des autres pièces d’eau, de 150 mètres de long — on le verra plus bas.

Le magnat et sa seconde femme, l’actrice Marion Davies qui avait été sa maîtresse durant des décennies, donnèrent d’abord en ces lieux, puis dans une autre demeure achetée à un autre milliardaire à Beverly Hills, des fêtes somptueuses, orgies qui rassemblaient non seulement hommes d’affaires et politiques, mais aussi la jet-set hollywoodienne : Clark Gable, Carole Lombard, les Sœurs Lamar, et combien d’autres. Si Patricia, la petite-fille, ne connut pas cette époque, elle donne cependant une impression suffisante de l’ambiance et de l’habitus social dans lesquels l’héritière passa son enfance et sa prime adolescence, et elle interroge aussi d’autant mieux et de façon d’autant plus troublante sa conversion à la microsecte révolutionnaire gauchiste qui l’enleva à ces ors et ces bleus azur un matin de l’hiver 1974, deux semaines avant la date anniversaire de ses vingt ans.

W.R. Hearst (en bout de table), at home en compagnie de Clark Gable et Carole Lombard

Mais ceci explique peut-être cela. Torpeur des piscines de Californie, de ses palmiers, de ses greens tondus de près, sous un ciel bleu d’été éternel à la saturation aggravée par le blanc immaculé des colonnades des portiques. C’est un décor tiré de l’un de ces romans de J.G. Ballard qui figurent la stase d’avant la Catastrophe, l’arrêt des horloges qui précède l’accélération des temps d’apocalypse dont on entend déjà les turbines se remettre en marche. Et l’adolescente, à coup sûr, devait avoir reçu ab ovo l’oreille absolue, celle qui permet aux sensibilités les plus fines de percevoir, sous les pieds nus sur le bord des bassins où l’on déambule, les secousses sismiques les plus infimes.

Pour Patricia Hearst venue au monde avec une cuiller en argent dans la bouche, le Cobra, n’en doutons pas, commençait à dérouler sa queue et à dresser ses sept visages, ceux dont le fondateur du groupe, Donald DeFreeze, devait dire plus tard qu’il symbolise les caractères des sept premiers membres de l’organisation :
« The seven memberships of our federation are men and women who are black, brown, yellow, red, white, young and old ».

Dans le même texte, DeFreeze expose encore ceci :
« L’emblème de l’Armée Symbionaise de Libération est vieux de 170.000 ans, et il est l’un des premiers symboles utilisé par les hommes pour signifier Dieu et la vie. Les deux têtes latérales, sur chaque côté du Cobra, représentent les quatre principes de la vie : le soleil, la lune, la terre, et l’eau. Les trois têtes centrales représentent Dieu et l’univers, et on les nomment la tête divine. Le nombre sept embrasse la totalité des forces divines et vitales, et l’on peut en retrouver la trace depuis les sept piliers des temples égyptiens jusqu’aux sept candélabres du pré-sionisme, en passant par les religions nord-africaines, celles bouddhistes et hindouistes, ainsi que des Indiens de l’Amérique du Nord comme de celle du Sud ».

Ce syncrétisme de bazar importe peu. C’est l’époque où toute une jeunesse occidentale en mal de transcendance mélange allègrement les cultes païens, les guides de sagesses d’Extrême Orient et les élucubrations de Carlos Castaneda et d’Alan Watts, avec les soucoupes volantes, le cannabis, le LSD, le tout sur la musique des Doors et de Jimi Hendrix. En même temps qu’on lit Marx, Reich, Marcuse, le Petit Livre Rouge. Mais il n’empêche que la puissance tautégaurique du Cobra (« vieux de 170.000 ans ») arme déjà le bras d’une maigre troupe échevelée de jeunes outlaws des deux sexes en pantalons pattes d’eph’, qui vont ébranler l’Amérique de l’Oncle Sam et ridiculiser un temps l’une des plus grandes dynasties du XXe siècle finissant, et avec elle la myriade des groupes de presse qu’elle détient (ironie de l’histoire : W. R. Hearst invente le « comic strip » dès les années vingt : Blondie, Flash Gordon, Mandrake le Magicien, Little Nemo, etc.), et même le FBI. En un sens, il y aura bien une continuité dans le parcours de Patty Hearst lorsqu’elle rejoindra le casting des films provoquants de John Waters, à côté de Divine, la folle actrice transgenre. Pourtant, le Cobra ne laisse pas, et encore aujourd’hui en filigrane des mêmes décors west coast, de dresser ses sept têtes, et de darder en silence ses sept langues bifides.

Mais ne rions pas, ou pas trop vite, au spectacle de cette iconographie de dessin animé (c’est l’Ombre Jaune dans les romans de Bob Morane, ou Fu-Man-Chu). Demandons-nous très sérieusement plutôt, avec la gravité qui sied à la Pythie sur son trépied posé sur la fosse d’où sortent les fumeroles, ce qui là pointe son nez sous le nôtre qui, pour ne rien sentir, devrait plutôt s’interroger sur sa propre perte du sens du flair que s’imaginer que les Enfers n’existeraient plus pour avoir été définitivement désodorisés. Et souvenons-nous que la plus grande ruse du Prince de ce monde, comme toujours, est de nous faire accroire qu’il n’existe pas. Anticipant de quelques années le massacre de Sharon Tate en 1969 dans sa maison rouge de Cielo Drive, le sourire virginal d’une innocente fillette de la meilleure société américaine le dit peut-être mieux, bien qu’en silence, que tous les traités de théologie.

Jérôme Delclos
Suite au prochain épisode…