Pour mener à bien cette réflexion, nous nous sommes appuyés sur un ouvrage relativement récent [1], qui, bien que centré sur la cyberaddiction est plein d’enseignements sur la cyberdépendance.
Tablettes, téléphones portables, ordinateurs, i. Phone, Smartphone, écrans géants en doublure de spectacles sportifs sur les lieux mêmes des stades où se produisent les compétitions, consoles de jeux, écrans suspendus dans les transports en public, écrans des guichets interactifs qui scandent les parcours urbains, école numérique, manuel numérique, e.education, pronote, cahier de texte numérique… les scènes quotidiennes de vie se suturent autour de regards absorbés par l’écran des dispositifs numériques, conforment une multitude de comportements inter-générationnels, et uniformisent le rapport social en s’étendant à toutes les classes sociales.
Les médias, l’école, multiplient les discours et interventions sur la question de la cyberaddiction. Cette apparente préoccupation est, en réalité, une entreprise de détournement de l’attention de tout un chacun. En effet, s’interroger sur la cyberaddiction dans la jeunesse ne prend sens que si on relie le phénomène, abordé sous l’angle individuel et « jamais sur un plan collectif et sociétal » [2], à une mutation en cours de la société, mutation dont les comportements technophiles juvéniles sont une conséquence et non une cause. C’est pourquoi, nous nous intéressons préférentiellement à la cyberdépendance.
Les comportements cyberaddictifs, en effet, ne sont pas spontanés mais dérivent d’un apprentissage social d’un rapport aux techniques nouvelles de communication, ils sont inculqués dès l’école [3], et sont socialement contraints : ils sont le produit d’un dressage à la consommation de communication où langage (verbal, visuel, audio), cognition, lien social, lien affectif, appareillages techniques, sont compactés en une unité connectique, chosifiée, indiscernable qu’est l’utilisateur ou l’utilisatrice.
Le logiciel du pouvoir
Le discours officiel et industriel se décline en quatre arguments principaux :
L’argument éthique des marchands est celui de l’exercice de la liberté. Le cyberspace est une expérience de l’infini des informations que chacun, librement, peut parcourir, à sa guise, selon ses goûts, ses appétits, ses nécessités. Aujourd’hui, où la traque des individus via les Smartphones se met en place, on peut mesurer l’honnêteté de l’argument.
L’argument social est que le numérique annule les hiérarchies au profit de l’horizontalité des rapports sociaux, avec pour moteur, la généralisation des amis, de la confiance, de la réussite de soi. Les propagandistes parlent de démocratie numérique. La dématérialisation des procédures administratives est présentée comme un rapprochement des administrations des administrés… En un clic, on accède à tout, même à la médecine (la crise du coronavirus aurait dû enterrer à jamais ces envolées, mais elle les a entérinées). Le partage et l’entraide sont présentés comme le commun de la pratique sociale du numérique…
L’argument socio-économique s’appuie sur le précédent : grâce au numérique, la fin du travail est proche : « il faut que l’humanité sorte de la pensée productiviste (…). La machine produira et l’homme créera » [4].
L’argument psychologique est largement servi en éducation. L’ordinateur, voilà l’outil contre l’ennui à l’école : « L’enfant, grâce à l’ordinateur devient bâtisseur de ses propres structures intellectuelles en accumulant un vaste savoir par une communication aisée et agréable avec la machine. Apprendre devient une source de plaisir à l’inverse de l’enseignement scolaire traditionnel qui s’appuie sur la contrainte » [5].
L’argument culturel se veut cognitif. Il asserte que, pour la première fois, toutes les connaissances étant à portée de tous, la culture est à portée de main de tous et gratuitement (sic). L’argument culturel porte le message de l’égalité accessible voire réalisée grâce à l’informatisation de la société [6] : « que ses parents soient riches ou pauvres, analphabètes ou fins lettrés, qu’ils aient ou non des livres sur les étagères qui l’entourent, [l’adolescent] pourra compulser les ouvrages des plus grandes bibliothèques du monde, s’ouvrir à la culture (…) » [7]. L’école doit devenir ce fer de lance de cette « nouvelle démocratie du savoir » tant vanté par le philosophe Michel Serres, les médias et les évangélistes des compétences à l’école.
Libre consommation à usage privatif de liberté
Socialement contraints, l’apprentissage du numérique par la population est économiquement commandité par ce qu’on nomme « la démocratisation d’internet », « le développement du haut débit », l’industrie de la connectique, des téléphones mobiles, des Smartphones, par l’invasion des supports techniques de la tactilité, de l’interactivité… L’imaginaire techniciste du pouvoir diffuse l’idée que ces techniques créent de la liberté. Or, se servir d’une technique n’est pas manifester une liberté face à celle-ci ; seuls les concepteurs et conceptrices peuvent y prétendre. C’est sciemment que le pouvoir nomme liberté ce qui est usage privatif d’une technique. Les plans informatiques dans l’éducation exemplifient cette volonté politique. Celle-ci sert des intérêts économiques pour accroître la colonisation, par les nouvelles technologies, de l’espace des relations sociales dédiées à la sphère des vies privées.
Un bon exemple est donné par la numérisation de l’ensemble des actes administratifs (voir encart repères historiques à la date de 2018) pour 9,3 milliards de coût. Ce n’est évidemment pas la facilitation des démarches pour les administrés. Il faut jongler avec les codes, les mots de passe, les différentes applications au milieu d’une multitude d’autres exactes mêmes contraintes pour les démarches bancaires, assurancielles, scolaires, bref, pour toutes les activités de la vie quotidienne. Moatti et Eyriès ont raison d’écrire : « Agissant de cette façon, les institutions, sous prétexte de simplification et de transition écologique, reportent sur les individus et les administrés la charge et la complexité d’une partie de l’administration. En quelque sorte, nous assistons à la cyberdépendance forcée de l’ensemble des individus de notre société » [8].
Quand, en pleine crise du Coronavirus, le ministre de la santé déclare que « La fracture numérique, qui concerne près de 3 millions de nos concitoyens aujourd’hui, nous préoccupe évidemment. Nous travaillons sur diverses possibilités d’aide à l’équipement, ou à des alternatives aux Smartphones pour ceux qui n’en disposent pas » [9], il illustre le lien entre technologies numériques et volonté d’uniformisation des mœurs par le pouvoir bourgeois. Faut-il souligner qu’à l’époque de cette déclaration, le pouvoir s’apprêtait à déclarer « l’état d’urgence numérique ». Cela lui était d’autant plus facile que la suspension de la constitution, obtenue pour « répondre » à l’état d’urgence sanitaire, lui permettait de gouverner par ordonnances.
État d’urgence numérique et mise en condition
L’évolution d’une société n’a rien de naturel, elle est le fruit d’intérêts économiques et de la lutte d’intérêts sociaux qui relèvent de la lutte entre les classes sociales. S’il n’y a pas d’évolution spontanée, cela signifie qu’il y a une évolution construite. Ainsi la techno-dépendance ou dépendance apprise à la machine, assujettissement de l’humain à la réification de la vie, sont la manifestation de pratiques acquises et variables selon les contextes professionnels, sociaux, familiaux, de groupe et individuels.
Le capitalisme a toujours cherché à contrôler les relations humaines pour façonner des relations sociales normées. Les technologies de l’information et de la communication et internet lui ouvrent un boulevard, grâce à une « communication dévorante » [10] nommée partage (de photos, de textes, de vidéo, de passions, de cuisine, d’opinions, de commentaires…) et horizontalité (sans hiérarchie) La communication façonne les modalités de relations interpersonnelles, les dématérialisant, faisant advenir le discours, les discours sur soi, comme valant réalités vécues, réalités personnelles. La puissance de stimulation des NTCI et d’internet sur les individus absorbe leur conscience et nuit à tout retour réflexif sur les actes. L’identification de sa personne à des dispositifs techniques lovés dans le creux de sa main, figurent la chosification de l’intime. Elle renforce le processus de l’égonomie [11] dont l’exhibition de sa personne est un avatar. Or, l’intimité, le relationnel interpersonnel, le lien social, amoureux, amical, enclos dans la communication sont devenus des produits, sources de profit pour les plateformes médiatiques interconnectées, pour l’industrie numérique. L’ère de la communication généralisée s’apparente alors à la déshumanisation croissante de l’humanité.
Facebook nait en 2004, Twitter nait en 2006. C’est la date de départ d’une « croissance exponentielle des dispositifs sociotechniques d’information et de communication envahissant nos sociétés, colonisant notre quotidien et phagocytant notre temps libre » [12].
Dressage éducatif à la techno-dépendance
L’argument économique des marchands technologiques est la performance liée à l’usage du numérique. Apprendre à se servir des Smartphones, des réseaux sociaux, se nourrir d’applications dernier cri, là est l’innovation en toute chose, y compris, par exemple, en matière d’enseignement… En ce dernier domaine, pour s’imposer, les nouveaux outils viennent prêter main forte à l’entreprise du pouvoir bourgeois d’éradication des poches de résistance que constituent des pratiques constructivistes en éducation.
Au nom de l’efficacité, « le socle commun de connaissances, de compétences et de culture » [13] se pare des atours de l’informatique et de son articulation avec le Livret Scolaire Unique Numérique entré en vigueur en 2016. Les savoirs disciplinaires y sont écrasés, les pratiques à tendance coopérative écartées, l’évaluation valant apprentissage selon le dogme du règne de la statistique et du quantitatif.
On voit comment l’ordre social organise la techno-dépendance, c’est-à-dire « la dépendance aux nouvelles technologies qui est induite par le marché, la pression sociale, la publicité, l’environnement social qui font de la consommation de ces outils technologiques une activité reconnue et ultravalorisée » [14]. Les jeunes forment le public préférentiellement visé. L’école est un pilier dans ces dispositifs de conditionnement. L’épisode de la crise sanitaire du coronavirus, en 2020, a, de ce point de vue, était une aubaine pour la politique éducative des gouvernants. Du ministre aux Inspections disciplinaires et à l’Inspection Générale, tous ont loué le travail « en distanciel » des enseignants, travail constitutif de « la continuité pédagogique ».
Or, prenons un texte donné en lecture et compréhension à des élèves sur un écran à partir d’internet. Que remarque-t-on ? Que l’élève a du mal à fixer son attention sur le texte. Si ce texte est sur internet, il va avoir tendance à zapper, à aller voir ailleurs. Comment dans ses conditions, pourrait-il suivre plus aisément qu’avec un support papier le raisonnement de l’auteur ? C’est comme un élève durant une classe virtuelle, par exemple, de biologie. Il est devant son écran (d’ordinateur ou de Smartphone, ce qui, déjà n’est pas du même confort), des images s’affichent, un commentaire professoral est déclamé, des élèves interviennent de temps en temps. Mais cet élève prend-il des notes ? S’il en prend, comment les prend-il ? Un élève de 12 ans, de 13 ans et même de 14 ans peut-il suivre ainsi des cours dans l’isolement (l’Institution parle, elle, de cours en autonomie, ce qui montre combien elle fait peu de cas de la psychogénèse de connaissances chez l’enfant) ?
Tout ce qui contrevient à l’éloge de l’usage du numérique à l’école est mis sous le boisseau. Ainsi, on n’a jamais entendu Vallaud-Belkhacem ou Blanquer, évoquer qu’en 2014, la ville de Los Angeles a annulé la distribution prévue d’Ipad aux écoliers (montant : 500 millions de dollars). Pourquoi ? Parce que l’évaluation des expériences précédentes (651 000 Ipad distribués aux écoliers de L.A. par Apple), aussi bien que d’autres menées en Virginie et dans le Maine, deux Etats en pointe en la matière, n’a montré « aucune amélioration des résultats scolaires » [15]. Pour Valaud-Belkhacem comme pour Blanquer, comme pour tout bon VRP, l’important est de vendre du numérique et de monter des citoyens numériques en kit, certifiés conformes en « morale bourgeoise » grâce à la cyberdépendance.
Philippe Geneste
Repères historiques
• 25 janvier 1985 : présentation par Laurent Fabius, 1er ministre, du Plan Informatique pour Tous.
• 7 novembre 1985 : parution de la « Lettre ministérielle » du ministre de l’éducation Chevènement promouvant ce plan BOEN n°39.
• 25août 1997 : Discours du 1er Ministre, Lionel Jospin, à l’université de la communication à Hourtin : « Préparer l’entrée de la France dans la société de l’information ».
• 2004 Naissance de Facebook.
• 2006 Naissance de Twitter.
• 2006 : l’Inspection générale et Inspection générale de l’Administration de l’Éducation Nationale, L’Accompagnement à la scolarité, pour une politique coordonnée équitable et adossée aux technologies de l’information et de la communication, Sceren/CNDP 2006, développe l’argument du mouvement libérateur de l’informatisation de la société.
• 2008 : année de la propagation en France de la notion de Digital native, une des formes du jeunisme contemporain, consistant à expliquer que les enfants savent naturellement utiliser les machines et que le nouveau monde s’accomplira par eux qui entraîneront les adultes et les éduqueront…
• 21 mai 2008 : Darcos, ministre de l’éducation déclare dans un discours : « L’objectif zéro papier… C’est donc une véritable révolution des pratiques qui devra être engagée (…) Il s’agira de valoriser les ressources numériques éducatives » [16].
• Novembre 2008 : remise par les députés Arlette Grooskost, Paul Jeanneteau du rapport parlementaire La Cyberdépendance : état des lieux et propositions. Le rapport est ignoré par les médias et les politiques… Et pour cause, le gouvernement vient de lancer France numérique 2012. Plan de développement de l’économie numérique, la Documentation française.
• Avril 2014 : grâce au plan France numérique la France est devenu le deuxième producteur au monde de jeux vidéo.
Une enquête, commentée par D. Moatti, menée en Île-de-France, montre que « 54% des collégiens utilisent leur téléphone portable durant la nuit ». Sur l’ensemble de la population, adultes compris, donc, entre 1969 et 2014, on est passé de 8h30 de sommeil quotidien en moyenne à 7h.
• 23 avril 2015 : parution du Livret scolaire numérique universel devenu unique qui marque le triomphe de l’évaluation au poste de commande de la politique éducative.
• 6 mai 2015 : Le Président Hollande annonce 1 milliards d’euros d’investissement sur trois ans pour équiper les établissements scolaires et écoles.
• Septembre 2015 : Les enquêtes PISA placent la France en piètre position en matière éducative et d’enseignement, notamment, elles soulignent d’année en année d’une lourde perte de performance en compréhension. Curieusement, le lien n’est jamais fait par les ministres et leur cour entre leur politique éducative dont le développement du numérique à l’école et ce recul permanent des performances. Pourtant, les ministres aiment évaluer…
• 7 novembre 2018 : annonce gouvernementale par le PAGSI à la transformation numérique de l’État de la dématérialisation totale des démarches administratives pour 2022. Le « Grand Plan d’Investissements 2018/2022 » prévoit d’injecter 57 milliards d’euros sur 5 ans dont 9,3 milliards pour la seule numérisation administrative
• 2e semestre 2020 : Suite à la crise sanitaire du coronavirus, le ministère de l’éducation Nationale a prétendu assurer la continuité pédagogique par le téléenseignement et l’enseignement à distance devenu enseignement en distanciel. Las, les inégalités sociales pour les apprentissages explosent. La présence d’un ordinateur ou d’une connexion à la maison, le nombre d’ordinateurs présents dans les familles et foyers, leurs qualités, la fiabilité des connexions, les conditions d’utilisation, des appareils numériques, se sont ajoutés aux autres composantes qui révèlent les inégalités sociales. Même le Président s’est servi de cette réalité pour annoncer, hypocritement, le déconfinement à partir du 11 mai 2020. Mais le gouvernement continue la fuite en avant vers la dématérialisation de multiples secteurs de la société. Ainsi, en avril 2020, le ministre de la santé, Olivier Véran, a déclaré au journal Le Monde du 9/04/2020 (pp. 3-4) que « La fracture numérique, qui concerne près de 3 millions de nos concitoyens aujourd’hui, nous préoccupe évidemment. Nous travaillons sur diverses possibilités d’aide à l’équipement, ou à des alternatives aux Smartphones pour ceux qui n’en disposent pas ».
Notes