PARIS 2024
Génocide et Jeux Olympiques
Rassemblement national autour des jeux.
I
Dès lors, l’Arabe a perdu sa qualité d’homme. Ceci n’est pas une métaphore, mais la vérité vécue. Un homme, c’est un être qui suscite en moi une certaine réaction intérieure spécifique. J’ai pour lui un minimum de considération sociale. Si je ne le connais pas, je l’appelle « Monsieur » et je lui dis « Vous ». S’il est en difficulté, je viens à son aide ou je me cherche subjectivement des excuses. Si je vois deux hommes se battre je les sépare ou je me détourne pour ne pas voir ça. Pour l’Arabe, il n’en est pas de même. L’Arabe, c’est le tutoiement du quidam, la bourrade de l’agent de police, l’impatience du guichetier. L’Arabe c’est celui qu’on appelle pour porter ses valises ou laver sa voiture. À sa vue, l’employé de magasin accroît instinctivement sa vigilance, la femme isolée machinalement hâte son pas. Blessé ou malade, il ne suscite pas un réflexe normal de solidarité ou d’apitoiement. Aucune « bonne dame » en Europe ne supporterait de voir un enfant de cinq ans dormir sur le trottoir ; ici on le tolère, parce que c’est habituel et plus profondément parce que c’est normal. L’Arabe ne fait pas d’« autostop » sur la route. Il hésite à demander du feu ; il ne demande pas à ses fournisseurs de lui faire confiance, ou s’il le fait, il croit nécessaire de laisser un gage. Il sait qu’aux yeux de l’Européen, il n’est pas un homme et se comporte en conséquence, c’est pourquoi il n’exige pas et hésite à se plaindre ou à réclamer. Et lorsqu’il revendique, c’est souvent sous forme explosive car il sait que sa simple réclamation ne serait pas entendue. On le dit querelleur et vindicatif, mais c’est qu’il n’ignore pas qu’il lui faut faire justice lui-même.
II
Au printemps de cette année 2024, un Grand écrivain français est choisi pour parrainer un festival subventionné par l’État, célébrant la poésie à travers la France intitulé Le Printemps des poètes. « L’imagination nourrit le monde », me dit-on souvent, alors je décide de recopier un extrait de son œuvre afin de me nourrir de son imagination, je vous invite à le faire à votre tour : « [..] un drôle d’effet, d’abord parce que je n’ai pas l’habitude des musulmans chinois et trouve étrange qu’on porte la barbe en même temps que les yeux bridés (c’est le cas des Hazaras d’Afghanistan par exemple). Ensuite parce que, depuis mon départ de Sibérie, l’itinéraire que je suis ne strie que des mondes orthodoxes, chamaniques ou bouddhistes. Je juge reposant pour l’âme de voyager parfois hors de certains univers islamiques, c’est-à-dire loin des terres plantées de minarets où l’homme a crée l’enfer autour de lui. Loin des gourbis, loin des ânes battus, loin des femmes haïes et de la loi naturelle bafouée et loin de cette odeur de pisse chaude de chèvre qui flotte toujours au-dessus de la maison du Prophète. » Ce voyageur écrivain se présente comme un ermite, sans doute le plus médiatisé de France. Si vous appréciez son portrait au présent des mondes musulmans, vous devriez vous réjouir de sa réactivation d’une mythologie de la « pureté » qu’il imagine dans le monde de la Grèce antique. En patriote affirmé, il nous alerte sur les dangers qui menacent désormais la culture française. Un été avec Homère, dans lequel Homère n’est qu’un prête-nom, s’évertue à montrer à ses lecteurs dans la lignée de Maurice Barrès combien notre époque a perdu ses fondamentaux civilisationnels. Ainsi ce Printemps des poètes fut l’occasion, sur fond de complicité au génocide palestinien, d’affirmer son attachement culturel à la patrie française dans une veine nationaliste qui rappelle les discours de la IIIe République. Ce Grand écrivain français est mobilisé, les Jeux Olympiques veillent à leur bonne image.
III
Plus tard, ils se débarrasseront de l’obscurantisme religieux... Mais en attendant, sur le sens du combat immédiat, le colonisateur de gauche ne peut que rester divisé. Être de gauche, pour lui, ne signifie pas seulement accepter et aider la libération nationale des peuples, mais aussi la démocratie politique et la liberté, la démocratie économique et la justice, le refus de la xénophobie raciste et l’universalité, le progrès matériel et spirituel. Et si toute la gauche véritable doit souhaiter et aider la promotion nationale des peuples, c’est aussi, pour ne pas dire surtout, parce que cette promotion signifie tout cela. Si le colonisateur de gauche refuse la colonisation et se refuse comme colonisateur, c’est au nom de cet idéal. Or il découvre qu’il n’y a pas de liaison entre la libération des colonisés et l’application d’un programme de gauche. Mieux encore, qu’il aide peut-être à la naissance d’un ordre social où il n’y a pas de place pour un homme de gauche en tant que tel, du moins dans un avenir prochain. [...] L’intellectuel ou le bourgeois progressiste peut souhaiter que s’émousse un jour ce qui le sépare de ses camarades de lutte ; ce sont des caractéristiques de classes auxquelles il renoncerait volontiers. [...] Pour qu’il s’insère véritablement dans le contexte de la lutte coloniale, il ne suffit pas de sa totale bonne volonté, il faut encore que son adoption par le colonisé soit possible : or il soupçonne qu’il n’aura pas de la place dans la future nation. Ce sera la dernière découverte, la plus bouleversante pour le colonisateur de gauche, celle qu’il fait souvent à la veille de la libération des colonisés, alors qu’en vérité elle était prévisible dès le départ. Pour comprendre ce point, il faut avoir en tête ce trait essentiel de la nature du fait colonial : la situation coloniale est relation de peuple à peuple. Or, il fait partie du peuple oppresseur et sera, qu’il le veuille ou non, condamné à partager son destin comme il en a partagé la fortune. Si les siens, les colonisateurs, devaient un jour être chassés de la colonie, le colonisé ne fera probablement pas d’exception.
Comment s’empêcherait-il de penser, une fois de plus, que cette lutte n’est pas la sienne ? Pourquoi lutterait-il pour un ordre social où il comprend, accepte et décide qu’il n’y aura pas de place pour lui... ?
VI
Un bambin tout blanc en Afrique noire. Il grandit au sein d’une minorité d’européens affichant un train de vie dans cette ex-colonie anglaise, qu’ils n’auraient pu se payer en Europe. Les domestiques étaient bon marché. Ses parents le mirent à l’école française. En quelque sorte, il devenait un français des ex-colonies. L’Afrique ne le quitta plus, son intégration à la métropole française ne fut jamais sans heurts. Quant à sa compagne japonaise, elle passa sa jeunesse dans cette ville maudite de Minamata au sud de l’archipel nippon, lieu du premier désastre écologique et meurtrier de la période de Haute Croissance du Japon. Elle ne pu échapper à cette discrimination insidieuse et inconsciente, presque instinctive, qui condamne tout ce qui n’est pas positivement normalisable. Puis elle quitta le Japon pour l’Europe. Disons une japonaise à l’étranger. Cette expérience transnationale n’est plus exceptionnelle au XXIe siècle, sans pour autant être normale. En traversant plus d’une société, plus d’une hiérarchie sociale, plus d’une culture, on ne devient pas nécessairement un cosmopolite libéral au service du marché global, un businessman quelconque. D’autres voies ont été envisagées, la littérature et les sciences humaines en témoignent. Quant aux contradictions affectives qui naissent de ce porte-à-faux, de cet équilibre toujours instable, elles préservent une attitude doublement critique, vis-à-vis du lieu de naissance comme celui de la résidence. Aucune éloge sans réserve, aucune nostalgie de l’enfance. L’engagement politique à gauche d’un transnational est à ce prix.
documents
-
Le texte I est extrait de l’automne 1955, de la revue mensuelle Les Temps Modernes (n°119) : « Colonialisme et racisme en Algérie » par Jean Cohen. Il reprend les préjugés et le portrait du colonisé algérien, qui avait cours en Algérie ainsi qu’en métropole française.
-
Le texte II est extrait du printemps 2024. L’écrivain français en question est Sylvain Tesson, dont le passage cité est extrait de son récit de voyage l’Axe du Loup (2004). Son aura médiatique et nationale, qui ferait de lui un Grand écrivain français est discuté dans un essai critique de Johan Faerber, Le grand écrivain, cette névrose nationale (éditions Pauvert, 2021), dont certains propos sont paraphrasés librement.
-
Le texte III est extrait de l’année 1957, de l’ouvrage Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur par Albert Memmi. Préface de Jean-Paul Sartre (1961) « Écrit avant la guerre d’Algérie, il décrivait avec précision la physionomie et la conduite du colonisateur et du colonisé , et le drame qui les liait l’un à l’autre. »
-
Le texte IV est extrait de la fin du printemps 2024, alors que l’armée coloniale israélienne aux portes de Rafah menace la population palestinienne d’une épuration ethnique que même les lâches ne sauraient nier. Il s’agit d’un bref récit autobiographique et politique.
* L’image noire qui illustre ce XIVe Essai de Provence, est la seule que nous pouvions insérer entre un génocide en cours avec la complicité coloniale française, et l’organisation des Jeux Olympiques à Paris - Dans le même temps.