La connaissance du développement de la représentation du monde chez l’enfant fournirait-elle des éclairages utiles pour les enseignants et enseignantes ? [1]
Pour consolider l’hypothèse défendue d’une correspondance relative entre psychogenèse et histoire littéraire de la description, il faut étudier le lien entre la psychogenèse de l’écriture et son soubassement cognitif (psychogenèse de la pensée).
L’étude des résumés de texte (Comprendre l’écriture enfantine : Le résumé d’histoire) et l’analyse de productions de fiction enfantines (https://www.lesart-psychomecanique.fr/) prouvent que l’enfant ne sait pas rejouer avant un certain âge, des actions sur le plan verbal. Ce qu’il résout au plan pratique, il ne sait pas le résoudre au plan verbal ni au plan de la pensée réflexive. Ce qu’on remarque durant l’école primaire et les classes de collège, notamment les classes de sixième et de cinquième, c’est l’usage à l’écrit de la juxtaposition. Celle-ci révèle la non organisation des faits rapportés ou évoqués. Les travaux pionniers de Luquet montrent la même chose au niveau du dessin, une même « incapacité synthétique » : « les pièces d’un même ensemble sont (…) juxtaposées par le dessinateur avant qu’il soit capable de les lier » [2]. Piaget montre que ce phénomène n’est pas lié seulement à une maîtrise technique du crayon insuffisante, mais que sa racine se trouve dans la pensée elle-même de l’enfant. La preuve est que dans le domaine du jugement, aussi « chaque jugement est juxtaposé au précédent et non assimilé à lui » [3]. Donc l’enfant juxtapose au lieu de hiérarchiser ses observations et jugements. De là dans le discours enfantin jusqu’à 10/11 ans une absence de conjonctions de relation en dehors de « et » ou de « et puis » qui notent une juxtaposition et ne signifient pas la teneur d’une relation précise. Par exemple, « dans les explications d’enfant à enfant on ne trouve presque pas de liaisons causales explicites. L’explication prend l’allure d’un récit. Les liaisons sont marquées par un “et puis” » [4]. Si Piaget s’intéresse à ces conjonctions de relation, c’est qu’elles lui permettent d’observer la manipulation verbale de relations logiques. Ses travaux montrent que durant ce stade de la pensée concrète (7-12 ans), l’enfant ne maîtrise pas les relations logiques. Par exemple à la place de donc (conséquence) il emploie alors (succession), lorsqu’il emploie parce que, il est rare que la conjonction marque une relation causale physique ou logique et d’ailleurs parce que est « absent » du discours spontané des enfants.
Donc, jusqu’à 12 ans voire plus, l’écriture de récits enfantins et de résumés de texte se caractérisent par les procédés de la juxtaposition, du coq-à-l’âne. Ce trait verbal va de pair avec le syncrétisme qui caractérise la pensée de cet âge. On appelle syncrétisme la liaison sans hiérarchie des composantes des objets dans un dessin, des mots, syntagmes, phrases dans une description, des énoncés dans un texte. Pourquoi ? Parce que « les représentations enfantines procèdent par schémas globaux et par schémas subjectifs, c’est-à-dire ne répondant pas à des analogies ou à des liaisons causales vérifiables par tous les individus » [5]. Dans le syncrétisme, « tout tient à tout, tout se justifie grâce à des rapprochements et de simplifications imprévues, mais ne soupçonnons pas la richesse de ces liaisons, parce que précisément ce syncrétisme ne connaît pas les moyens d’expressions qui seuls le rendraient communicable » [6]. L’analyse des résumés de texte (Comprendre l’écriture enfantine : Le résumé d’histoire) et des descriptions (Homère et l’enfant) confirme ce propos : les élèves sont d’ailleurs toujours étonnés que leur histoire ne soit pas claire pour l’interlocuteur.
Durant tout le stade de la pensée concrète et au-delà, le syncrétisme régit la production verbale enfantine. L’élève a tendance à condenser entre elles des images, des propos. Si les textes écrits par des élèves de sixième, de cinquième, sont encore produits sans liens logiques c’est parce que l’enfant procède avec le langage comme avant huit ans il procédait avec la pensée. Or, force est de constater que le syncrétisme, qui diminue dans la pensée enfantine à partir de 7/8 ans (passage au niveau cognitif du stade de la pensée pré-rationnelle à la pensée concrète), subsiste au plan verbal. L’enfant est incapable d’analyser avec les mots et il a tendance à « tout lier à tout » [7] : il condense des images entre elles, des scènes entre elles, il procède par schémas globaux, schémas qui sont au fondement de l’imagination intellectuelle des enfants, enfin, comme dans le syncrétisme on assiste à une « fusion immédiate d’éléments hétérogènes et [à la] croyance à l’implication objective des éléments ainsi condensés » [8]. L’enfant contre toute attente justifie tout ce qu’il a écrit, ce qu’il a imaginé nie les disjonctions, les discordances parce qu’il n’y en a pas pour lui…
Au terme de cette brève exploration du soubassement cognitif des caractéristiques des descriptions et résumés écrits des élèves, ajoutons l’intérêt majeur que peut jouer à l’école l’échange entre les élèves de leurs productions écrites, ne serait-ce que parce que les élèves sont alors obligés de préciser ce qu’ils veulent décrire ou raconter. L’échange verbal, l’interaction verbale sont des clés pour mettre en progrès les élèves sur ces productions écrites. C’est le meilleur moyen pour accepter l’originalité des productions et compréhensions enfantines tout en partant d’elles pour mener un travail avec les élèves. Il ne s’agit pas de brutaliser le développement de l’enfant, de l’accélérer, mais de créer des dispositifs pédagogiques respectueux de leur stade de développement et ainsi de rendre l’enseignement susceptible de motiver, de stimuler des acquisitions nouvelles.
De cette réflexion, il ressort que l’école devrait s’appuyer sur l’évolution cognitive des élèves et la connaissance de la psychogenèse de l’écriture pour décider des notions à enseigner. Il n’existe pas plus de structuration psychologique toute faite, l’enfant construit ses structures cognitives. Il n’existe pas de structuration linguistique toutes prêtes, chaque enfant construit sa langue à partir des interactions avec l’entourage et la société. L’école pense qu’une transmission sociale fournissant le tout d’une connaissance comme un bloc achevé (l’exemple des grammaires scolaires reste le plus illustratifs car tellement caricatural depuis tant de décennies et siècles) supplée à l’ignorance enfantine. Or, l’enfant sait des choses, construit des structures cognitives, verbales, textuelles-discursives, selon un rythme qui lui est propre et qui varie d’un élève à l’autre, parfois d’un milieu social à l’autre. Ce sont les interactions avec les autres discours, les autres pensées, les autres enfants, mais aussi entre les élèves, la classe et l’enseignant, qui peuvent accélérer des acquisitions ou au contraire les inhiber : l’école devrait donc être attentive aux modalités de ces interactions, comme l’enseignent la pédagogie Freinet, la pédagogie de groupe, la pédagogie institutionnelle, entre autres. Mais force est de constater que ce n’est pas le cas…