L’Histoire est-elle un chemin sans retour ? Ou faite d’éternels retours, de coercition de la continuité et d’intégration de force des contraintes qui lui rendent sa visibilité après coup ? Quels que soient le ratio et le mode d’aménagement des grilles de lecture, lire l’Histoire reste illicite. Versions controverses, alibis, incitations, moratoires.
Nous pouvons fermer tous les livres, nous n’en serons pas plus heureux. Ne rien savoir et avouer notre faiblesse à scruter l’horizon en quête de mémoire. Non plus.
Il y a des ruptures de ton sans opérateurs. Il nous a fallu longtemps pour retrouver la force atomiste des présocratiques avec Wittgenstein et Pierce. La compacité de certaines pensées comprime l’allégorie. La peur du bonheur est-elle si vertigineuse, de sorte qu’il faille avoir honte de ne plus l’éprouver communément, en communauté ?
L’ambivalence est au cœur de l’œuvre de Walter Benjamin. Elle en est le moteur, le tissu majeur. L’art de décrypter, l’esprit de synthèse étourdissant d’habileté, la féroce ingéniosité de lancer des pistes de recherche peu défrichées, la soif d’un nouveau bruissement, ne cachent pas le forceps d’une mélancolie redoutée comme indispensable.
Ambivalence entre l’hommage invétéré aux valeurs de la connaissance, au puits de lecture engrangé dans les silos de bibliothèques et le rabot de la ponctuation.
L’esprit de contradiction le porte. Penser est un jeu qui doit assumer son potentiel de distributivité. Si la plupart des contemporains veulent voir un critique érudit, un philosophe de la nouvelle école proche du journalisme, un précurseur qui dialectise ethnologie, mécanique des fluides et histoire des mentalités, il n’en est pas moins pris pour un esprit complexe dont la fécondité fait peur. Il n’arrête pas de ponctuer, de chercher à contredire, à lire entre les lignes de front. Ce qu’il y a en dessous, à côté, de travers. Comment c’est maillé. Sa grande passion reste en fait l’architecture. L’architectonique des motivations et des sublimations.
La ville ne pouvait être que le terrain de jeu par excellence. La sollicitation constante des affects, la scénographie en mouvement, les stimuli entre l’orgie des offres, le calcul impossible des unités, des faces des regards, la somme des trajectoires et des projections dans le bal ardent des sensations qui peut atteindre la tétanie, tout ceci forme le bain de l’urbanité. Le bain lustral et noétique. À Berlin en premier puis Berne, Zurich, Paris Marseille, (Barcelone et New York à l’horizon) juste avant l’échouage.
Benjamin ne détestait pas la campagne, il ne s’y sentait pas actif. Pas transitif. L’absence de spectacle donné l’ennuyait. Être renvoyé à lui-même comme sujet corporel étant sa propre matrice sans avoir la possibilité d’engloutir des nutriments artistiques et conceptuels jusqu’à plus soif le menait près de la désolation.
La curiosité ne vient pas de l’ignorance mais de l’innocence. De ce postulat qui n’édulcore qu’en partie le plaisir de la découverte, il se fait fort de ne pas être préservé. Ce qui survient dans le lacis des rues, à la terrasse des bistrots, à un carrefour inopiné, c’est ce qu’il n’attend pas. Le rien, l’aléa, une incidente.
Au risque d’être déçu ou ne pas être reçu par la ville vierge de tout souvenir, Benjamin ne sait où il va mais sait profondément d’où il vient. Des tout premiers temps d’initiation où émerveillement et déception se jouxtent : « Chaque enfance relie les victoires de la technique aux vieux mondes des symboles. »
L’attachement aux séries de signes, à un collier de signifiés, on le retrouve dans le cheminement narratif de l’errance chez W. G. Sebald, Guy Debord ou encore Jean-Christophe Bailly. Pour chaque écriture, ses déplacements et phénomènes de condensation. Quand il écrit à Adorno le 27 mars 1938 : « C’est pour moi une vieille habitude d’être séduit par les villes », il en a déjà arpenté un sacré nombre : San Gemignano, Fribourg, Blois, Rouen, Naples, Weimar, Ibiza. Le statut qu’il accorde à Marseille, Paris et Berlin est tout autre.
La poursuite acharnée à brasser de nouveau la volupté et la crainte des émois de l’enfance, il s’y heurte sans pouvoir l’éprouver à Marseille. Le quartier Réservé, entre le Vieux-Port et le Panier avant son dynamitage par les Allemands en 1943, est idéal pour outrepasser ses limites. Il y est plus que séduit, subjugué. Le port lui laisse une ouverture plus que restreinte à la démarque, les schémas de lecture échouent à lister un bréviaire des interceptions. Il a beau rappeler au tout début d’Enfance berlinoise : « Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt, cela demande toute une éducation. », son goût invétéré pour la dérive y trouve tellement son compte qu’il est désorienté. La candeur reste toujours majeure, d’autres diraient l’inhibition. Des identités multiples, nous en revendons tous les jours sous le boisseau. Se frotter à la plèbe, prendre le risque d’une plus grande distraction, s’oublier. À la suite de Baudelaire et de De Quincey, il s’y livre. Mais les échappatoires fonctionnent de travers : la route de l’exil ne s’ouvre pas pour autant, le nom de Varian Fry lui est donné, les verrous restent intacts.
Emmanuel Loi
La démolition du quartier Réservé vu par les Actualités françaises de Vichy.