Un tel moment échappe, il est une folie qui sépare, et d’abord de soi. Saint Augustin est retourné en entendant une voix dans un jardin dire comme pour lui « Tolle, lege », « Tiens, lis », et Attaba ben Goulâm, le mystique musulman, est bouleversé lorsqu’une jeune fille qui lui demandait quelle partie d’elle il préférait, et à qui il répond « Tes yeux », se les arrache et les lui fait porter sur un plateau.
Patty n’échappe pas à la règle : « Mon kidnapping m’a tiré de son (mon ??) sommeil ». De quoi, à n’en pas douter, terroriser le bourgeois, ou au moins jeter sur les regards de Mummy et Daddy Hearst un voile d’inquiétude et d’incompréhension.
Sur l’inapparence de ce point de basculement, Gordon Young aura déjà tout dit en ouverture de Patty Hearst’s Little Red Book :
« L’héritière de l’édition Patty Hearst étudiait l’Histoire de l’art à UC Berkeley quand elle fut kidnappée par l’Armée Symbionaise de Libération le 4 février 1974. Elle refit surface peu de temps après comme « Tania » — guerillera urbaine à temps complet et braqueuse de banque à temps partiel qui rejeta son ancienne vie bourgeoise et rallia l’ALS. Hearst devint rapidement la plus fameuse « gauchiste » du secteur de la Baie, et des posters où on la vit manier une carabine devant le cobra à sept têtes de l’ALS couvrirent les éventaires des kiosques et les murs dans tout Berkeley ».
Nonobstant le peu de consistance, en l’absence d’éléments probants, de la théorie complotiste qui verrait bien Patricia Campbell Hearst organiser son propre enlèvement ou au moins en être la complice passive, et si l’on veut bien mettre entre parenthèses l’hypothèse d’une Patty Hearst déjà convertie à l’action révolutionnaire violente, c’est ici la soudaineté qui frappe. C’est seulement deux mois après son kidnapping que Patty déclare dans une cassette audio qu’elle a rejoint les rangs de l’ALS sous le nom de « Tania ». L’héritière n’a pas le temps d’être une victime qu’elle est déjà une égérie révolutionnaire, et tout se passe alors comme si elle procédait elle-même à son propre rapt. Si bien aussi que la « révolution » dont il est question est d’abord celle que Patricia Campbell Hearst accomplit sur elle-même, en un tournemain.
Après l’échec d’une première revendication — la libération de ses camarades emprisonnés Remiro et Little — l’armée symbionaise change de stratégie en exigeant le 23 février des parents de la jeune fille qu’ils distribuent un minimum de 70 $ de nourriture aux nécessiteux de Californie. L’ALS chiffre le programme à 400 millions $. Devant le refus des Hearst, la demande est ramenée par l’ALS à 4 millions. Randolph Apperson Hearst, le père de Patty, consent alors à débloquer 2 millions $ pour une distribution très précipitée et inorganisée de vivres dans les quartiers défavorisés de la Baie de Los Angeles, et qui tourne à l’émeute sur l’un des quatre points de distribution.
Cette courte saison humanitaire s’achève vite lorsque débute la seconde, celle des braquages de banque violents.
Incompréhensible, la conversion de l’héritière Hearst rencontrera bientôt son explication psychologique, qui alimente encore aujourd’hui la vulgate scientifique, sous le nom du « Syndrome de Stockholm ». Elle tire son nom de la prise d’otages de six jours, lors d’un braquage manqué à Stockolm en 1973, de quatre employés de la banque par deux criminels, Jan-Eric Olsson et Clark Olofsson. De façon très inattendue, les otages prirent le parti de leurs ravisseurs et, malgré les pressions des autorités, refusèrent de se porter partie civile contre eux. Le psychiatre et criminologue Franck Ochberg théorisa alors le syndrome de Stockholm, sur le fond de l’hypothèse d’une « infantilisation » des otages, dépendants de leurs ravisseurs pour « manger, parler, ou se rendre aux toilettes », tandis que les faveurs accordées déclenchaient chez eux une « gratitude primitive pour le don de la vie ».
Au procès de Patty Hearst, la défense de l’accusée plaida le « lavage de cerveau » et la « persuasion coercitive », versions anciennes du plus récent syndrome de Stockholm. Bailey, l’un des trois ténors du barreau qui assura la défense de Hearst, sollicita l’expertise de plusieurs psychiatres, dont une sommité, le Dr Robert Jay Lifton de l’Université de Yale, « spécialiste du système chinois de réforme des cerveaux et de la persuasion coercitive appliquée aux prisonniers de guerre ».
Patty fut soumise à une foule de tests et d’examens psychiatriques. Dans son autobiographie, elle a plusieurs remarques troublantes sur cet aspect de l’enquête, dont celle-ci : « Les psychiatres les plus éminents ont été conditionnés de telle sorte qu’ils tiennent pour absolument vrais certains stéréotypes ».
« Cinque et les autres me disaient, eux aussi, que les préjugés bourgeois — famille, monogamie, capitalisme, deux voitures dans le garage — procédaient du lavage de cerveau. Quantité d’autres groupes radicaux aux Etats-Unis croyaient aussi que la révolution était en marche, une révolution qui, en son temps, anéantirait l’Amérique bourgeoise et donnerait le pouvoir au peuple. Qui lavait le cerveau de qui ? Toute la question était là ».
Au cours du procès, les débats mirent en balance la condition d’otage terrorisée, maltraitée, violée par l’odieux « Cujo » (William Wolfe) selon le témoignage de Patty, et les éléments constitutifs des preuves accablantes contre elle : sa déclaration d’allégeance à la lutte armée sur la cassette audio, les films des caméras de surveillance de banque montrant sa participation active aux braquages, dont deux firent des morts parmi les « civils », pour reprendre la phraséologie militaire de l’ALS. Le juge condamna Patty à sept années d’emprisonnement. Elle en fera dix-neuf mois à la prison de San Mateo, jusqu’à ce que le Président Carter prononce une « commutation de peine sous conditions » (« ne pas fréquenter de criminels connus, ne pas posséder ni porter d’armes, et se présenter pendant un an au département de probation des peines »). Le communiqué de la Maison Blanche fut le suivant :
« Tous ceux qui connaissent cette affaire de façon approfondie sont unanimes à penser que, sans les expériences particulièrement dégradantes et criminelles que la pétitionnaire a vécues aux mains de l’ALS, elle n’aurait pas participé aux actes criminels pour lesquels elle a été jugée et condamnée, et n’en aurait donc pas subi le châtiment ni les autres conséquences qu’elle a endurées ».
Le 1er février 1979 à huit heures du matin, cinq ans après son enlèvement, Patricia Campbell Hearst rentrait à la maison auprès de ses parents.
Restent le punctum cæcum de la conversion et le doute jeté sur le syndrome de Stockholm. Que se passa-t-il pour l’otage durant les premières semaines de l’enlèvement ? Que resta-t-il à Patty/Tania de ses années dans l’ALS ? Nobody knows. L’autobiographie de Hearst reste à ce titre un témoignage étrange, qui oscille entre le repentir et, à bien des égards, une critique du « système » dont elle vit aussi lors de son procès l’obstination à la condamner (ainsi des questions malsaines sur sa faiblesse à s’évader ou à éviter le viol, ou l’insistance à l’interroger sur d’hypothétiques relations homosexuelles entre elle et les autres membres féminins du groupe). Il faudrait un William S. Burroughs pour isoler des fragments dans l’autobiographie et en faire une sorte de « cut-up » qui aggraverait encore ce tremblé du récit, et ce dès les premières pages qui déroulent l’enfance de l’héritière. Ainsi de celle qui déclare : « Je savais, ou pensais savoir [je souligne, J.D.] qui j’étais ».
Jérôme Delclos
Suite au prochain épisode…