Serpent par-derrière
On peut vouloir se libérer du passé : à juste titre car rien ne survit à son ombre et aussi car la terreur ne cessera pas tant que la culpabilité et la violence seront rétribuées par une autre culpabilité et une autre violence ; à tort car le passé que l’on voudrait fuir est toujours bien vivant.
Lion par-devant
L’invention de la bombe atomique, qui permet d’anéantir d’un seul coup des centaines de milliers de personnes, s’inscrit dans le même contexte historique que le génocide.
Chèvre au milieu
Si l’on veut penser avec le monde au lieu de s’obstiner à conserver un passé européen à bout de souffle, il est temps d’assumer les dimensions métaphysiques que les sciences sociales ont tenté d’annihiler. [1]
Prologue
Quelques fois, on se perd dans notre propre langue. Des mots d’usage courant nous apparaissent étranges. Des discours autoritaires les mobilisent, les forcent à marcher au pas de l’oie (Stechschritt). Alors plutôt que de suivre ou de contester, j’ouvre un dictionnaire. Comme à l’époque où je découvrais ce mot en toute ignorance. À la différence près que ce geste n’est plus apparenté à ma conquête de la langue, à l’ambition d’une maîtrise. Avec l’expérience ma crédulité s’est assagie ; les affirmations tonitruantes, le charisme de l’un ou la notoriété de l’autre, ne m’entraînent plus comme avant. Le dictionnaire lui-même suscite désormais en moi, quelques méfiances et la nécessité d’aller y voir de plus près, ailleurs.
Au mot « religion » du Littré, je lis : re-li-ji-on
Ensemble de doctrines et de pratiques qui constitue le rapport de l’homme avec la puissance divine. La religion juive. La religion chrétienne. La religion païenne. La religion de Mahomet, de Bouddha.
IL N’Y A PAS DE RELIGION [2]
Un discours à bout de souffle
J’entends déjà un concert de voix s’agacer. « De quoi voulez-vous nous entretenir ? De « religion » ? Nous en avons assez de cette chimère contre laquelle nous avons lutté pour émanciper nos corps et nos esprits, le sexe et le savoir. Et voilà que vous voudriez que nous y fassions retour ! On sait que rien d’autre n’existe, si ce n’est ce que nous parvenons à objectiver par les sciences et qui se trouve dans la nature. Il est absurde et infantile de poser une entité transcendante ou surnaturelle. Il n’y a qu’à voir comment la croyance en des dieux ― pire en un Dieu unique ! ― a dévasté le monde en y déployant des violences insoutenables, opprimant le corps des femmes et de tous les incroyants. Qui croit que sa vérité est la seule qui soit ne peut qu’opprimer l’autre. Et la pire d’entre elles, nous la connaissons, c’est l’islam, qui ne s’est toujours pas réformé comme l’ont fait les autres religions depuis Luther et l’apparition du protestantisme. Quant au christianisme, c’est lui qui au fond nous a séparé de la nature et a conduit à ce désastre écologique que nous vivons. Fort heureusement, nous savons depuis bien longtemps que les sciences sociales doivent suivre le modèle des sciences naturelles que nos ancêtres ont institué avec brio sur les décombres de cette horrible scolastique dont les fables absurdes n’ont pas su atteindre la régularité des lois de la nature. Dieu n’a rien à faire dans un tel système. C’est pourquoi, à chaque fois qu’une société humaine parle de Dieu ou des dieux, il convient d’y voir seulement l’expression d’un point de vue indigène qui doit être rapporté à un système de pensée plus vaste et à la structure de la société étudiée. Ces esprits et ces dieux sont des fictions fabriquées par des systèmes de croyance qui portent la trace de leur origine trop humaine, tissu de superstitions certes inspirantes mais qui, une fois ménagé l’accès à la science, disparaîtront d’elles-même. »
Invention du concept de religion
On le voit, les soi-disant « Modernes » ― plus précisément, les élites intellectuelles d’Europe occidentale depuis le XVIe siècle ― ont fait bien davantage que croire en la Nature. Ils ont en effet appris à parler de « religion » en général, à la définir, à la louer ou à la critiquer. Deux siècles plus tard, abreuvés de récits de voyage missionnaires, les Lumières ont inventé l’anticléricalisme [3] pour que, au détour du XIXe siècle, on en vienne à pouvoir exécrer tout ce qui renvoie, de près ou de loin, à ce que recouvre ce concept de « religion ». Celui-ci serait-il devenu un asile d’ignorance séculière, un lieu où se réfugient celles et ceux qui ignorent l’héritage missionnaire qui les déterminent ? Se pourrait-il que les Modernes puissent croire en « la religion » à la manière dont ils pensent que les prétendus « primitifs » inventent des dieux ?
Le mot de « superstition » est une manière de disqualifier a priori ce qui n’entre pas dans les cadres étroits de l’ontologie séculière qui affirme que seule la nature ― ce monde ― est réelle. Cette limitation antimétaphysique du réel au visible ou à l’immanence suppose d’abord l’existence d’un universel anthropologique. Il existerait, pense-t-on, un fait religieux et les hommes de tout temps, auraient eu besoin de cette idée vague que l’on nomme le sacré. Cette certitude a une histoire. Elle est non seulement récente mais elle est aussi très chrétienne, bien qu’elle ait en partie contribué à la dissolution d’une bonne part de la théologie chrétienne européenne. Ses origines sont multiples : romaine, missionnaire, puis ethnologique. Ses conséquences sont elle aussi plurielles. Son premier effet funeste a été d’ériger la religion en seul rempart possible contre l’immoralité, en instrument de protection des bonnes mœurs, à commencer par le corps des femmes. Autre conséquence néfaste, sa critique acharnée porte sur la religion en soi et jamais sur ce qu’en disent des humains, des « fidèles », dans un temps et un espace donnés, dans un monde socio-économique déterminé.
Pour pouvoir affirmer des poncifs, opposés mais solidaires, tels que « le retour à la religion est la solution à nos maux » ou « la religion est la principale source de violence et d’intolérance dans le monde », il faut d’abord croire, non pas en Dieu, mais en la religion elle-même.
La certitude selon laquelle la religion constituerait un fait humain universel est partagée aussi bien par les grandes institutions religieuses contemporaines que par le sécularisme, par les défenseurs autant que par les pourfendeurs de cette pseudo-entité au contenu indéterminé et aux contours imprécis que l’on nomme « religion ». Il n’y a ni à défendre, ni à s’opposer à la religion, puisque la religion en tant que telle n’existe pas et que seuls existent des humains qui entre en contact avec des entités vivantes et non humaines, avec la terre et ce qui l’excède. Disant cela, je n’ai pas pour but une simple restauration de la transcendance. C’est au nom de la pensée critique et jamais en vue de son abandon que le sécularisme doit être mis face à ses propres contradictions.
Ce XVe essai s’écrit sur fond de génocide diffusé en temps réel sur les réseaux sociaux, et contredit par la plupart des médias nationaux français. Les injures et intimidations politiques sont monnaies courantes et se substituent à toute pensée critique. La question Palestinienne est réduite à un récit officiel débutant le 7 octobre 2023 [4], effaçant sa dimension historique et coloniale, pour l’intégrer dans « la guerre contre le terrorisme » tel qu’annonçait l’après-11-septembre en Occident. Un passé encore bien vivant et exploité désormais par l’ensemble des droites extrêmes et de la gauche sioniste, à des fins tant morales qu’électorales. La tentation était forte de se replier sur soi-même et les siens, de se divertir.
C’est tout le contraire que nous nous préparons à faire. Le prochain essai XVI s’appuiera sur les travaux de Mohamed Amer Meziane [5], afin d’étendre notre portée critique aux rôles joués par les traditions de la modernité occidentale, notamment l’héritage des Lumières européennes. Alberto Toscano [6] nous permet de relier ces approches conceptuelles à leurs enjeux politiques au présent, en résonance avec le rôle politique du fanatisme et les dispositions fascistes en cours là où nous habitons. Enfin, notre solidarité citoyenne auprès du mouvement de la France Insoumise devrait enrichir autant que perturber ces démarches intellectuelles.
Chimère...
Du grec ancien, Χίμαιρα / Khímaira, qui désigne d’abord une jeune chèvre ayant passé un hiver. Dans la mythologie grecque, la Chimère est une créature fantastique que la poésie d’Homère décrit dans l’Iliade « lion par-devant, serpent par-derrière, chèvre au milieu », capable de cracher du feu. Au sens figuré, elle renvoie à une imagination jugée vaine, à une utopie impossible.
بَرْزَخ
b a r z a k h
#Mohamedamermeziane #secularization #ecology #racialcriticaltheory #decolonization #Alberttoscano #fanatism #fascism #france #europe
Mohamed Amer Meziane invité à Lundi Soir, 2023
English speakers, Verso 2024