Troisième volet

Contributions autour de la crise de l’enseignement du français (3)

septembre 2024

Dans toutes les crises qui jalonnent l’histoire de l’enseignement du français, revient, lancinante, la question de l’orthographe et donc, de la grammaire qui lui est subordonnée. Qu’en est-il aujourd’hui ?

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Grammaire, orthographe, orthographe grammaticale

Jusqu’au seizième siècle, l’orthographe est laissée à la quasi libre inspiration des écrivains et des copistes. La lecture, en langue originale des œuvres de Rabelais donne un bon aperçu de cet état. Les grammairiens décident, alors, de donner de la fixité à l’orthographe. Et, pour atteindre une certaine uniformisation il faut faire taire la variabilité graphique. Cette tâche est liée à la défense de la langue vulgaire (le français) dans le but d’en faire une langue noble au même titre que le latin. Mais dès les premières tentatives d’institutionnalisation, de vives polémiques s’engagent. Les pédants et les maîtres-écrivains vont l’emporter. Il n’est pas intempestif d’écrire que, désormais, le ton est donné et que l’installation de l’Académie Française en avril 1634 parachève l’œuvre de normalisation.
De la variabilité graphique ou, si l’on veut, de la libre graphie, on passe donc à son inverse : l’ortho-graphie. Pour ce faire, l’Académie Française et, par la suite, d’autres appareils idéologiques d’État posent comme une vérité que pour fixer l’orthographe il faut régler la grammaire. Voilà le couple orthographe-grammaire institué clé de l’enseignement du français par le pouvoir politique.
Nous nous arrêterons sur l’exemple de l’accord du participe passé.

En 1732 l’abbé Pierre Joseph Thoulier d’Olivet écrivait : « Vaugelas dit que la question des participes est ce qu’il y a dans toute la Grammaire Françoise de plus important & de plus ignoré » ; et il ajoutait que : « nos Grammairiens étant là-dessus si peu d’accord entre eux, qu’après les avoir tous consultés, on ne sait la plupart du temps à quoi s’en tenir » [1]. Le linguiste Lucien Tesnière, parlant de l’accord du participe passé, écrivait en 1959 : « L’usage établi… depuis la fin du XVIIIè siècle est… plein de difficultés et les règles qui le régissent sont le plus souvent conventionnelles et arbitraires ». Et il poursuivait, « Ces distinctions sont d’une subtilité telle que les meilleurs esprits s’y embrouillent. (…) Aussi bien l’usage actuel [de l’accord] est-il purement livresque, et aujourd’hui l’accord préconisé par la grammaire ne se fait plus même dans la langue parlée courante des personnes cultivées. On dit sans sourciller : “la lettre que j’ai écrit”. La règle est morte de complications » [2]. J.M. Bena donne de multiples exemples d’infractions notoires aux règles par ceux-là mêmes qui devraient en être les garants [3]. Il remarque, aussi, que la règle d’accord du participe passé avec le SN2 objet direct antéposé (avec l’auxiliaire avoir, le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec le complément d’objet direct si celui-ci est placé avant) est frappée d’obsolescence à l’oral où la pratique courante des discours, y compris d’universitaires et de gens de doctes académies, consacre l’invariation du participe passé avec objet direct antéposé, comme avec l’objet direct postposé.

Bena dépouille, également, une enquête orthographique du point de vue de l’accord du participe passé dans le cas où l’auxiliaire est suivi d’un infinitif :
ex : quelques pommiers qu’ils avaient réussis à planter [réussi normalement] ;
ex : la liste que nous avions oubliée d’emporter [au lieu d’oublié] ;
ex : ils les (les enfants) ont vu cheminer [au lieu de vus] ;
ex : les brumes qu’on a vu flotter [au lieu de vu].

Dans ces quatre exemples, « la règle exige l’accord du participe passé avec son support qui est l’objet direct et dont l’antécédent serait le “sujet” de l’infinitif si on le transformait en un tiroir du mode indicatif. Par exemple, “vous avez vu ces enfants qui jouaient” » [4].

On ne compte pas les fautes quand en est présent :
ex : que de merveilles on en a tiré [au lieu de tirées] ;
ex : des joies, qui n’en a pas goûtées [au lieu de goûté] ;
ex : les générations suivantes en (de la tradition) ont bénéficiée [au lieu de bénéficié].

Bena étudie, aussi, dans le détail, les fautes d’accord du participe passé des verbes pronominaux : « La tendance actuelle (…) veut que les participes passés des verbes pronominaux s’accordent en genre et en nombre avec le SN1 “sujet” » [5].

De l’ensemble scrupuleux des observations peuvent être dégagées deux tendances principales :

  • 1- l’invariation du participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir quelles que soient les positions (antéposition ou postposition) ;
  • 2- l’accord du participe passé des verbes pronominaux avec le sujet.

La raison voudrait que l’on se conformât à cet usage au lieu de perdre les élèves et les locuteurs et scripteurs de langue française dans le dédale de règles et d’exceptions à la règle. Il serait temps d’en finir avec des règles de cet accord du participe passé, les principales édictées par Clément Marot vers 1532 et qu’il a formulé ainsi :
« Il faut dire en terme parfaits :
Dieu en ce monde les a faits ;
Faut dire en paroles parfaites :
Dieu en ce monde les a faites ;
Et ne faut point dire en effet :
Dieu en ce monde les a fait,
Ne “nous a fait” pareillement,
Mais “nous a faits” tout rondement » [6]

Marot a édicté ces règles pour complaire au roi, comme l’explique Ferdinand Brunot : « Marot, pour obéir à une fantaisie du Roi, donnera la règle des participes avec avoir, imitée de l’italien (…). Pour la première fois, une règle arbitraire interrompt le développement normal de la langue » [7].

Ces vieilleries fantaisistes pourraient intelligemment être abandonnées. En effet, s’appuyer sur l’italien pour édicter une règle de français est pour le moins étrange et à vrai dire indéfendable. De plus si tous les locuteurs, quels que soient leur niveau de connaissance en linguistique se trompent dans l’écriture des accords, c’est probablement qu’il y a quelques discordances entre les règles, leurs exceptions et la systématique de la langue et c’est sûrement parce que les rapports syntaxiques entre les constituants concernés empruntent d’autres voies que la voie règlementaire…
Par ailleurs, cela éviterait de mentir par omission aux élèves. En effet, l’enseignement tait les polémiques que ces règles engendrèrent dès qu’elles furent émises. Cette omission va jusqu’à faire réciter aux élèves des chefs d’œuvre patrimoniaux si chers à la République, pour lesquels ils se verraient rudement sanctionnés s’ils en étaient les scripteurs. Un exemple ? Quel autre meilleur que celui-ci du « poète des princes et prince des poètes » écrivant (nous conservons la graphie d’époque) :

« Mignonne allons voir si la rose
Qui ce matin auait desclose
Sa robe de pourpre au soleil (…) »

Pour obtenir une bonne note à sa récitation, l’élève doit prononcer, avec force élocution, le participe passé « desclose » (du verbe desclore) affublé d’une faute d’accord puisque « desclos » s’impose selon la règle. Imaginez un ou une élève, qui, dans une rédaction, accorderait avec le sujet le participe passé d’un verbe conjugué avec l’auxiliaire avoir : faute impardonnable ! Pourtant, l’institution scolaire n’a point posé un bonnet d’âne orthographique sur la tête de Ronsard…

On ne peut qu’approuver la proposition de Jonas Makamina Bena de mettre la règle de l’accord du participe passé en correspondance avec les usages dominants. Il remarque, d’ailleurs, que l’invariation du participe passé avec le complément d’objet direct antéposé est attestée aussi bien par les corpus de discours écrits que par les corpus de discours oraux. Il s’appuie pour cela sur la proposition de la commission « enseignement’ » du Conseil supérieur de la langue française de la communauté française de Belgique [8] :

  • le participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir ne varie jamais
  • le participe passé conjugué avec l’auxiliaire être pourra toujours s’accorder avec le sujet.
    Et Bena ajoute, avec juste raison, cette troisième proposition de simplification de règle de l’accord du participe passé :
  • le participe passé des verbes pronominaux pourra toujours s’accorder avec le sujet.

Voilà trois propositions qui signeraient une réelle avancée pour l’enseignement et qui, répudiant les règles de la scolastique, permettrait à la raison savante de rejoindre le meilleur sens pédagogique. Quel temps gagné pour l’enseignement qui pourrait se concentrer sur d’autres apprentissages et cesserait d’ennuyer des classes entières d’écoles et de collèges. Quel appétit de pouvoir ne se révèle-t-il pas dans l’imposition de règles fantaisistes d’arbitraire, infondées mais à réciter de génération en génération jusqu’à plus soif, jusqu’à dégoûter les élèves de jouer avec ce patrimoine exceptionnel et vivant qu’est leur langue ? Quand le savoir est soumis à un ordre hiérarchique c’est l’autonomie de son acquisition qui est déniée, tuée dans l’œuf, interdite d’en sortir. Il faudra donc, probablement, casser des œufs…

(à suivre le mois prochain…)


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Notes

[1Cité par Bena, Jonas Makamina, Les Déficits en matière de français-langue maternelle : diagnostic et base de remédiation, Paris, L’Harmattan, 2004, 178 p. – p.130.

[2Tesnière Lucien, Eléments de linguistique structurale, préface de Jean Fourquet, 2ème édition, Paris, Klincksieck, 1982, p.580 et 581.

[3Bena, op. cit. p.131-132.

[4Bena, op. cit. p.146.

[5ibid. 150.

[6Clément Marot cité par Brunot, F., Bruneau, C., Précis de grammaire historique de la langue française, Paris, Masson et Cie, 1969, 591 p. –p.356.

[7F. Brunot cité par Bena, op. cit., p.157.

[8Bena, op. cit., p.158.