Nous tournons un répertoire de plusieurs pièces dans des lieux qui n’ont jamais les mêmes caractères techniques, voire qui n’ont aucune infrastructure technique, et je cherche en tant qu’auteur metteur en scène, à améliorer les partitions des comédiens et des régisseurs, donc celles-ci évoluent sans cesse. La particularité, la difficulté, avec le public scolaire, outre que le pièce peut commencer par un pet tonitruant, ce ne sont pas les élèves mais certains professeurs. Ou pour le dire autrement, il y a une double difficulté. Celle du public ; jouer pour des lycéens, des primaires mais surtout pour des collégiens, reste une épreuve du feu. Et tout particulièrement quand on joue au sein de l’établissement scolaire. Une représentation qui n’est pas réussie s’interrompt et parfois se termine. Quand j’étais moi-même enfant et adolescent, j’ai découvert lors des rares sorties scolaires les œuvres de Shakespeare, Molière, Musset, mais les comédiens ont à chaque fois interrompu la représentation pour nous demander le calme nécessaire au bon déroulement de leur travail. En général sous le coup de la colère et de l’invective, ce qui accentuait le chaos dans le théâtre pourtant parfaitement outillé techniquement. Aujourd’hui les sorties culturelles et les interventions théâtrales en scolaire (pour touts-petits, puis sur les questions de citoyenneté et de discriminations pour les enfants et adolescents) sont relativement fréquentes. Certains spectacles sont d’ailleurs entièrement créés pour ce marché qui suit les directives de l’Etat : laïcité, homophobie, discriminations. Ce n’ est pas le cas de notre répertoire qui a été construit en amont de ce marché, sans autres concessions que celles de nos choix esthétiques et moraux. Par exemple, des spectacles que des directeurs de théâtre ou de MJC jugeaient trop complexes pour « leur » public adulte sont aujourd’hui joués pour des enfants et des adolescents. Nos spectacles ne répondent pas à certaines normes que la profession théâtrale requiert souvent pour les scolaires et le jeune public, tel que ne pas dépasser 35 minutes de spectacle, ne pas avoir de thématiques trop complexes et trop violentes. Car si nous croyons aux techniques, voire aux règles, corporelles et narratives propres au théâtre, nous ne croyons pas aux normes. Je touche tout de même le bois de la table en écrivant ces lignes ; nous avons jusqu’ici toujours fini nos représentations, bien que les régisseurs et moi-même avons souvent craint l’inverse jusqu’à ce que la qualité et la finesse du ou des comédiens nous prouvent le contraire. Double difficulté donc, les élèves d’un côté mais certains professeurs de l’autre. Si nous luttons à armes égales avec la jeunesse, nous pouvons vitre être désarmés par leurs encadrants.
Lors de représentations de « La Marseillaise en bref ! », une en matinée, l’autre l’après midi, dans un collège d’une ville moyenne du sud-est de la France, de nombreux comportements vinrent exemplifier le constat ici énoncé.
Le matin, les élèves étaient particulièrement actifs, répondant aux questions du comédien dans la première partie du spectacle qui utilise les techniques du stand-up à savoir une très forte participation du public. Et cette participation fut considérée par les professeurs comme du chahutage. L’un d’eux se leva, alors que c’était la seule réaction véritablement inappropriée et turbulente, et se mit à balayer la salle pour demander des « chut » aux élèves qui ne l’écoutaient pas ; l’échange d’information ne passait plus entre le professeur et l’élève dans une relation hiérarchique, mais entre le comédien et le public dans une relation festive.
Quand le comédien suggéra au public de siffler la Marseillaise – après l’avoir informé des 6500 € d’amende encourus pour cet « outrage à la Nation » d’une part, mais surtout de l’autre, après avoir différencié la réalité socio-historique (celles des matchs de foot professionnels des années 2000 où l’hymne fut sifflé par le public des stades) et la théâtralité de l’instant sur le mode carnavalesque (à savoir un monde renversé où ce qui ne peut pas se dire se dit et ce qui ne peut pas se faire se réalise dans l’extravagance), quand le comédien donc se mit à chanter et les élèves à huer et siffler, malgré le réflexe de certains qui la chantonnèrent, une autre professeure se leva à son tour, rejoignit le premier au fond de la salle pour discuter du forfait, si bien que les deux professeurs ne virent pas l’enchaînement théâtral : le comédien demande d’arrêter de siffler car le jeu a assez duré, il va à l’avant scène les mains dans le dos en demandant au public d’un air à la fois dubitatif et inquisiteur « alors ça fait du bien ? », ce qui dans la traduction théâtrale (dont le langage additionne le texte, le ton, le mouvement et l’énergie) donne : « alors vous êtes fiers de vous ? parce qu’il n’y a pas de quoi ! ». Langage théâtral que les élèves ont tout de suite compris. À part quelques très rares « oui » intempestifs, la salle entière ne répondit pas, prenant conscience du phénomène de groupe qui les avait entraîné, de la manipulation de la mise en scène et donc de l’acte qu’ils venaient de commettre. Cet enchaînement dramaturgique puise au théâtre grotesque ; juxtaposer différents niveaux de perception et de langage, faire succéder les contraires, comme ici l’empathie et l’adhésion du public (le grand guignolesque), puis le questionner voire le juger (le réel et sa tragédie). Le comédien utilisa donc ce ressort pour interroger le public et l’amener ailleurs. Ma conception de la mise en scène est semblable à un train qu’il ne faut pas rater ; on doit user de tous les tempos, de tous les changements de ligne, de chaque wagon dissemblable pour amener le comédien et le public à destination.
Et une des destinations du spectacle est de prendre conscience, dans le plaisir entremêlé d’identification et de distanciation, de l’instrumentalisation des faits divers par certains éditorialistes et hommes politiques, des dangers qu’il y a à surfer sur la vague médiatique quant aux questions d’immigration et d’identité nationale. Comme le comédien l’avait également exposé aux élèves, si certains sifflets lors des matchs de foot avaient attiré les foudres médiatiques du scandale (France-Tunisie, France-Maroc, France-Algérie), d’autres matchs où La Marseillaise avait été sifflée n’avaient pas entraîné de scandale (Lorient-Bastia, France-Italie, France-Serbie). L’histoire coloniale, l’histoire de l’immigration et l’enjeu géo-politique pèsent donc bien de tout leur poids mort sur l’actualité. Certains journalistes et hommes politiques avaient même affirmé lors du match France-Algérie de 2001, que les sifflets étaient le symptôme d’une génération qui ne s’intégrerait jamais dans la société française.
Une des autres destinations du public est de prendre conscience du racisme structurel « qui advient de manière systémique à la fois à l’échelle interpersonnelle et institutionnelle [1] ». Nous jouions alors en REP, donc dans les quartiers populaires qui bordent la bourgeoisie des centres villes. Certains professeurs et personnels de direction trouvèrent que leurs élèves n’étaient pas capables d’entendre un tel propos, bien que le vocabulaire propre aux sciences sociales ici cité ne soit pas utilisé dans le spectacle mais directement mis en scène. Pour les professeurs, les élèves n’étaient pas capables de comprendre car les professeurs eux-même ne nous écoutaient pas. Le public était largement constitué d’enfants issus de l’immigration africaine et nord africaine. Donc les discours xénophobes et les discriminations que nous dénoncions tout en les analysant étaient en grande partie leur lot quotidien. Pour les encadrants nous risquions de les conforter dans une radicalité musulmane, dans un repli sur eux mêmes. Pourtant durant la deuxième partie du spectacle qui relate les vêpres marseillaises tel que l’a analysé Gérard Noiriel [2], soit le pogrom de 1881 sur les italiens, à Marseille, lors du retour victorieux de l’armée française contre l’Italie pour le protectorat de la Tunisie, durant cette scène donc, les élèves sont restés à l’écoute, d’un calme impérieux. On y apprend que l’hymne français fut sifflé par une poignée d’italiens, ce qui entraîna la stigmatisation de toute la population italo-marseillaise ; la presse et les hommes politiques jugèrent ces immigrés incapables de s’intégrer, formant une nation dans la nation. Le comédien change alors de mode de jeu, passant du stand-up et du grand guignolesque à une théâtralité qui emprunte au conte, à la commédia dell’arte et à la tragédie. On entendait une mouche voler, mais l’on voyait aussi au fond de la salle le professeur (celui qui imposait en vain le silence pendant la première partie du spectacle) qui pianotait sur son téléphone. La luminescence était terriblement gênante bien qu’il soit au fond de la salle pour les élèves des derniers rangs, pour le régisseur et moi-même, et il transgressait la seule règle que j’avais édictée en préambule de la pièce : pas de téléphone portable, preuve irréfutable du manque de respect pour toutes et tous. Le professeur ne répondait pas à une urgence professionnelle ou personnelle puisqu’il resta la demi-heure restante du spectacle à écrire compulsivement des textos.
Le spectacle met encore en scène trois thématiques directement liées à la première, celle de l’immigration et de la presse de masse, à savoir : les dysfonctionnements de la justice d’hier et aujourd’hui ; les meurtres racistes par des policiers impunis des années 1980 à nos jours ; et le sort des sans papiers.
Pour les dysfonctionnements de la justice de la fin du 19e siècle, nous apprenons que celle-ci, pourtant aveugle si l’on en croit l’allégorie présentée au public, a condamné lors des vêpres marseillaises [3], à savoir le pogrom sur les italiens de 1881, un seul homme à de lourdes peines de bagne sur les 45 français inculpés : un homme noir. Le professeur dissident du texto compulsif, nommons-le Monsieur X, a sans doute détesté qu’un élève noir donne la réponse à la question du comédien : « à votre avis quel est le seul français condamné sur les 45 ? ». Eh oui, « elle est forte la justice avec ses yeux bandés... »
Pour les dysfonctionnements de la justice contemporaine nous énonçons avec la fausse nonchalance d’un mauvais refrain, les meurtres racistes impunis de policiers toujours en service ; de celui de Malik Oussekine, où le comédien avait 6 ans, à celui de Nahel en 2023 ; une scène difficilement supportable et nécessaire, créée à la suite des émeutes dans les quartiers populaires.
Pour le sort des sans papiers, le spectacle se clôt sur les différents pays où ils meurent, dont la France, un pays où le droit du sol fut promulgué en 1889 dans la crainte avérée de la première guerre mondiale. Il fallait, entre autres, de la chair à canon à une époque où le nombre de soldats restait capital pour la victoire. Un droit du sol, suivi des premières cartes de séjour, créant « les étrangers légaux et les étrangers illégaux », ce que l’on nomme aujourd’hui les sans papiers.
Mais passons à la représentation de l’après midi. Le proviseur et la directrice adjointe sans doute alertés par les textos de Monsieur X vinrent voir le spectacle. Les élèves étaient beaucoup plus « dissipés » comme le dirait le corps enseignant. Un joyeux bordel dans notre jargon durant la première partie de stand-up qui nous fit craindre, le régisseur et moi même, l’arrêt du spectacle. Mais le comédien, heureux d’avoir réussi la première représentation, alors que jouer le matin est un cauchemar dans la profession et que sa « loge », une salle voisine que nous avions préparée la veille, avait été annexée sans qu’on nous prévienne pour les inscriptions scolaires de l’année prochaine, le comédien donc, comme à l’accoutumé sur scène, était en grande forme et réussit, grâce au miracle des dieux du théâtre et au travail acharné que nous menons depuis des années ensemble, à maintenir les jeunes fauves dans le cadre dramaturgique que nous avions prévu. Bref, la deuxième représentation se passe bien. Mais durant celle-ci, 10 ou 15 minutes minutes après son début, le proviseur entre, en retard donc, sachant que je présente brièvement le spectacle et les règles de non usage des téléphones portables, ce qui équivaut à un retard de 20 à 25 minutes pour lui. Il ouvre grand la porte du fond ; les rayons du soleil s’engouffrent dans l’obscurité, annulent les effets lumières que nous préparons depuis 2 jours, et surtout, déconcentrent terriblement le public qui se retourne massivement vers le fond de la salle au lieu de suivre le comédien qui livre à chaque réplique des informations de premier plan. Le comédien rallie de nouveau le public à son propos par une nouvelle improvisation et poursuit. Mais là encore, que fait monsieur le proviseur ? Il sort son téléphone et pianote jusqu’aux applaudissements finaux.
Il assiste à la discussion que je mène avec les élèves à l’issue de la représentation, sous la pleine lumière des néons, sans user de son téléphone. Puis quand la salle se vide, il sort en premier et glisse à notre régisseur « vous viendrez dans mon bureau, ça ne va pas du tout. »
Après une heure de pause où notre équipe discute de la représentation, de l’échange qui a suivi, rit et s’inquiète de la convocation du proviseur, la médiatrice et moi-même rejoignons son bureau. Nos représentations scolaires sont le plus souvent précédées d’ateliers. La médiatrice prend 1 à 2 heures par classe pour présenter le théâtre en général (le plus grand nombre n’ y étant jamais allé) et la pièce en particulier, à savoir son esthétique et ses thématiques. Les classes moyennes et supérieures (les abonnés) sont sans cesse préparées sans en avoir forcement conscience, par les lancements de saisons, les plaquettes, la presse de masse et spécialisée, les festivals...
Dans le bureau, le directeur nous apprend que Monsieur X est un ancien militaire. Ce dernier compte appeler ses collègues de la DGSE et lui a demandé, de son côté, de contacter l’académie pour rendre également compte de notre travail. Il faudra toute l’intelligence, la douceur et la ruse de notre médiatrice pour que le directeur se calme enfin. Pour ma part, après avoir défendu notre travail par la rationalité des sciences sociales que j’étudie et adapte depuis 20 ans, le pedigree de nos collaborations scientifiques et de nos financeurs publics, je fus vite à bout de nerfs et à cours d’argument. Le directeur me répondait inlassablement : « Bon d’accord, mais c’est de la propagande d’extrême gauche ». Pourtant au fur et à mesure de la discussion tenue et apaisée par la médiatrice, le visage du directeur se décrispa et son ton s’adoucit. Voyant que l’homme faisait un pas vers nous, je décidai d’en faire un vers lui. Puisqu’il pensait que les élèves n’avaient rien compris ou mal compris la pièce, je lui proposai un atelier de 1 H par classe à nos frais. Nos représentations peuvent également être suivies d’ateliers retour pour débriefer la pièce et poursuivre la réflexion. Mais le collège lors du contrat ne l’avait pas jugé nécessaire.
Une fois sorti du bureau, la réunion improvisée enfin terminée, je remercie la médiatrice pour sa patience, son talent d’oratrice, et pour avoir accepté, au pied levé, un atelier retour avec des professeur.e.s qui vont l’attendre au tournant. Je regagne la salle de représentation pour finir le démontage et le rangement du matériel lumière. Notre régisseur avait déjà eu le temps d’amener le comédien à la gare voisine, et avait quasiment fini le travail, l’entretien avec le directeur ayant duré prêt de 2 heures. Puis je vais chercher le véhicule, opération assez longue et complexe en collège, nous chargeons le matériel et quand je retourne dans les couloirs déserts pour demander de nouveau à l’accueil qu’on nous ouvre les portails nécessaires à notre sortie, je vois par la porte entrebâillée du directeur, ce dernier, vivement discuter avec Monsieur X. J’imagine qu’il essayait de le convaincre de ne pas appeler ses collègues de la DGSE.
Lors des ateliers qui ont suivi, la médiatrice confirma comme nous le pensions déjà, que les élèves avaient bel et bien compris notre pièce. Les élèves d’ailleurs l’ont aidée à ne pas s’attirer les foudres de Monsieur X et d’autres professeur.e.s. Les élèves savaient que notre propos, bel et bien en phase avec leur réalité, ne pouvait être compris par la majorité des professeurs, qui comme à l’accoutumé ne les écoutaient pas.
Un autre évènement à la fois similaire et dissemblable, était arrivé un mois auparavant, en Béarn, où nous jouions « Homo ça coince... » [4] dans un lycée général. Un spectacle sur l’homophobie, que nous avons traité par l’étude des différentes sexualités, de leur porosité, des identités de genre et de la question révolutionnaire des luttes LGBT. Il est vrai que le spectacle peut être choquant, ce n’est jamais le but mais j’essaie toujours de transmettre la stupéfaction que j’ai eue lors de mes propres expériences, de mes lectures et de mes études préparatrices. Stupéfaction qui vient souvent paradoxalement rejoindre une intuition, une émotion qui m’a guidé vers le sujet de la pièce. Nous jouions également le matin et l’après midi. Pendant la représentation du matin, une professeure au dernier rang, après avoir remué 20 minutes sur son siège comme assise sur un nid de fourmis rouges, finit par sortir, manifestement ulcérée. Ouverture brutale de la porte, engouffrement du jour, déconcentration de la salle. Dans sa colère et son dégoût, la professeure oublia son sac à main. Donc 20 minutes après, rebelote et claquement de porte intempestif. Celle-ci revint encore, lors du débat à l’issue de la représentation pour intervenir alors qu’elle n’avait vu que le premier tiers du spectacle. La pièce selon elle, était vulgaire, obscène et dénuée de toute poésie. Je répondis que si je respectais son avis, et sans se comparer au génie des maîtres anciens, la poésie française de Villon à Rimbaud était riche d’outrances bien pires que notre proposition et citai Léo Ferré : « ce n’est pas le rince-doigt qui fait les mains propres ». Puis j’essayais de recentrer le débat sur l’homophobie pour ne pas monopoliser la parole sur nos différents en poésie, mais la professeure reprit la parole. Selon elle, notre pièce était dangereuse car elle ne pouvait que choquer gravement les élèves. Leurs structures mentales étaient en construction et notre propos ne pouvait que les déstructurer, les traumatiser, voire les anéantir. Outre son manque de respect durant la pièce, car elle aurait pu au moins sortir la deuxième fois sans claquer la porte, elle affirma vertement un jugement sans appel sur une œuvre dont elle n’avait vu que le début, et influença en partie le débat de l’après midi. Comme si le pire, même anecdotique, devait infuser et se transmettre dans les esprits pour altérer un continuum de travail exigeant et d’échanges fructueux.
Au delà du manque de respect envers nous et donc indirectement envers leurs élèves, la différence entre l’expérience béarnaise de « Homo ça coince... » où une seule professeure s’offusqua de la perversité de notre pratique artistique, et celle de « La Marseillaise en bref ! » dans une ville du sud-est où tous les professeurs présents nous ont été hostiles, tient en partie, à notre sens, à l’irruption massive et brutale du numérique, comme l’atteste notamment l’outil pro-note. L’information et la présentation d’une pièce de théâtre dans l’établissement ne passent plus par une réunion en tête à tête, mais par un mail. Un mail, même envoyé à plusieurs reprises, ne suffit pas à informer. Et bien en amont de notre venue, la dématérialisation avait déjà désorganisé le travail car la pièce avait été choisie sur un portail numérique. Les établissements ayant l’injonction de faire appel à des intervenants extérieurs, il s’agit juste de cocher une des cases : laïcité, homophobie, discriminations.
À l’inverse de cette démarche largement répandue et en quelque sorte imposée par le ministère de l’éducation, la proviseure béarnaise avait vu une représentation de « la Domination masculine », adaptée du livre de Pierre Bourdieu, dans une médiathèque et nous avait par la suite contactés et invités avec « Homo ça coince... ». Celle-ci connaissait notre esthétique et considérait, comme nous-mêmes, que la lutte contre l’homophobie allait de pair avec une lutte contre le patriarcat et les structures de domination. Elle savait, sans l’avoir vue, que notre pièce articulerait la question des identités de genre et des transformations sociales, et avait informé ses collègues de la portée festive et révolutionnaire de notre propos.
Inversement toujours, l’expérience de « la Marseillaise en bref ! » dans une ville de l’autre côté du Sud, montre que les professeurs n’avaient quasiment aucune idée de ce qu’ils allaient voir avec leurs élèves. Nombre de professeurs, qui suivent d’ailleurs des formations sur la laïcité que nous considérons comme dévoyées et excluantes, pensent que la pièce ou l’animation viendra naturellement s’inscrire dans les sillons sans surprises des enseignements d’une République une et indivisible. Notre théâtre, lui, s’efforce de mettre en avant les conflits, les divisions, les déterminismes sociaux dans l’utopie de mieux les comprendre, de les voir à la lumière rationnelle de l’histoire ancienne et récente et non dans l’aveuglement d’une actualité matraquée par les médias de masse et les réseaux.
Au delà du manque manifeste de respect ici rapporté, il ne s’agit pas d’une diatribe contre l’ensemble du corps enseignant - d’autant que c’est grâce à la demande de certaines professeures, à leur engagement et à leur opiniâtreté, que nous avons pu faire vivre nos pièces en jouant directement au sein d’établissements scolaires il y a plus de 10 ans de cela -, mais plutôt d’un désir de partager un théâtre qui se joue hors des théâtres. Et nous sommes forcés de constater, au prisme de notre expérience particulière, que la diabolisation de toute analyse critique se généralise ; que l’étau de l’auto-censure se resserre ; que la perte d’attention, la radicalisation, la fascisation, sont bien présentes dans les cours d’écoles, mais pas forcément là où on les attend.
Jérémy Beschon, septembre 2024
Visuel : Olivier Boudrand dans la pièce « Homo ça coince ».
« La Marseillaise en bref ! » et « Homo ça coince... » sont produites par la collectif Manifeste Rien, interprétées par Olivier Boudrand et mises en lumière par Jean-Louis Floro. Merci à Pauline Bernard pour relecture de cet article et pour la qualité de ses médiations.
Notes