les autres à l’origine du Moi

Essai de Provence XVI

〈私〉の源の他人

Souvent nous étions plongés dans le noir. Des grognements de machine se font entendre. L’éclairage et les airs conditionnées se remettent en route. Si fréquent qu’on y prête plus attention. Ces coupures sont normales, ni l’eau ni l’électricité ne sont garanties. On parle volontiers de pays en voie de développement. C’est bien là que mon enfance s’est affirmée.

Deux enfants blancs au royaume d'Igodomigodo (1981, Nigéria)
Au royaume d’Igodomigodo (1981, Nigéria)

Qui es-tu ? Que faites-vous là, ou ici ?
demande l’adulte

Une grande personne, au top relationnel

Je fais quoi lorsque je parle de moi ? Déjà ce principe assez inoffensif d’autoportrait : moi et mes passions. « J’adore me promener sur un chantier pendant des heures » ou « J’étais un grand fan des premiers films d’Oshima » - ce genre de trucs qui permettent de colorier joliment le moi et potentiellement servent de technique de séduction : « Vous êtes sensible à mes goûts ? Alors soyez sympathique avec moi aussi, puisque de toute évidence, vous l’êtes déjà. » Je distribue mes confidences, mes cartes côté face, j’étale mes astuces pour en mettre plein la vue. Tout cela participe d’une invitation tacite à mon auditoire en direction d’un échange équitable, à donner ce qu’il vient de recevoir. Mais mon art de dire la vérité ne doit pas être qualifié de cynique, même si j’enchaîne des recettes. Ces nombreuses confidences joyeuses et convenues proviennent de conversations quotidiennes : « Eh bien, j’imagine que je fais partie de ces dinosaures qu’on appelle des analphabètes technologiques » ou « Je dois avouer que je ne suis probablement ici qu’un vieux chauvin mal dégrossi, mais... ». Ces orateurs se félicitent eux-mêmes, tout en espérant que le charme de leur confessions puisse marcher auprès de leur public.

The Words of Selves by Denise Riley [1]
Différents Moi en mots, traduction de 木岡さい

Non. Des enfants trop impulsifs ou sauvages à première vue. L’élevage ou l’éducation parentale ne fait que commencer. Quant à l’éducation nationale avec sa compétition individuelle, elle les entraînera à devenir des ressources humaines sous contrat, selon toute vraisemblance. Nous n’en sommes pas encore là. Ce qui va nous intéresser ici est l’émergence d’un « je », qui prend forme en répondant à la demande d’un adulte.

Récit familial

Cette image photographique pourrait être considérée d’un point de vue familial. Reconnue comme telle, elle donne lieu à des identifications et au témoignage d’un membre ou d’une connaissance de la famille. L’étranger est exclu, car hors champ familial (ex : en arrière plan, les deux personnes appartiennent au décor). De là découle un récit familial répété à satiété. Ainsi que les savoirs féministes ont pu l’attester, la nature narrative de ce récit relève d’enjeux normatifs (politique sociale). Typiquement c’est le patriarche, auparavant appelé chef de famille, qui contrôle les variations du récit familial. Certaines variations seront rejetées afin de conserver la domination d’un point de vue, qui peut aller jusqu’à s’imposer comme récit universel. En d’autres termes, un récit prescrit à tout nouveau membre de la famille en gage d’intégration, empêchant ainsi l’émergence et l’accueil d’autres sensibilités culturelles en son sein. Ce ne sont pas nécessairement des faits qui provoquent l’implosion des familles de notre modernité tardive, mais la manière dont ces faits sont mis en récit et imposés de force. Les conflits d’interprétations devenant destructeurs. Dans la suite, nous ferons droit à la pratique éthique telle que Judith Butler nous l’introduit, dans son ouvrage.

Récit de soi

Il nous est proprement impossible de nous souvenir dans quelle situation de notre enfance, ce « je » commença à émerger. S’agissant d’un processus langagier, réduire cet évènement à un fait objectif (ex : une date) serait illusoire ou spéculatif. De l’interprétation historique d’un adulte témoin (parenté), ou celle du romancier réfléchissant rétrospectivement sa propre enfance, aucune de ces interprétations ne peut se substituer à ce moment constitutif et singulier du « je » de l’enfant. Le saisir sans le falsifier. Cette scène originelle est à jamais insoluble ou irrécupérable. La littérature autant que les histoires personnelles qu’on se racontent entre nous, débordent d’approches nostalgiques de l’enfance, typiquement d’une innocence perdue. Au sein de l’éthos universel chrétien, on reconnaît une variation sécularisée (laïcisée) du Paradis perdu, issu du grand récit biblique. Dans une version positive, l’adulte retrouvant son innocence enfantine, la spontanéité créative ou vierge d’avant la chute dans un monde socialement corrompu et normatif. Toute une économie capitaliste exploite et nourrit cette modernité chrétienne [2] de l’enfance à travers ces marchandises émotionnelles pour adulte comme grand enfant. Le moins que l’on puisse noter de ces approches, c’est l’oubli du premier concerné.

L’effet que l’analyse théorique de Butler a eu sur moi, en tant qu’adulte, se résume à une maxime entendue durant mon enfance : On ne répond pas aux adultes. Elle convoque en moi, la mémoire de ce désir d’être considéré à part entière dans le monde des adultes. Autrement dit, d’être reconnu comme sujet parmi les autres sujets. Ce statut d’être vivant sans être reconnu en tant que sujet devrait nous inquiéter. Rappelons-nous certains discours des neurosciences, encore récemment, Alain Prochaintz [3] qui soutenait que « les animaux ne sont pas des sujets ». Ainsi les enfants partageraient avec les animaux pendant un temps, cette condition devant les adultes. Mais les adultes eux-mêmes [4] ne sont pas à l’abri de perdre leur statut de sujet, lors de génocides notamment, ainsi qu’en relève les discours officiels de l’État d’Israël à l’égard des palestiniens. Retournons à notre scène originelle. Butler formalise cette situation, ni nostalgique ou grandiloquente, mais celle ordinaire et vivante d’une interpellation : Qui es-tu ? Que fais-tu ? la reconnaissance par l’adulte d’un « tu », crée les conditions d’émergence d’un « je » de l’enfant, ainsi que la possibilité de rendre compte de ce qu’il fait. Non pas l’affirmation de soi du narcissisme moral (la possibilité d’une île [5]) mais celle d’un récit de soi auquel l’autre prête attention, inaugurant une responsabilité sociale.

En Europe actuellement, l’individualisme libéral se déchaîne et la frayeur d’un déclassement tant individuel que national nourrit des discours identitaires et racistes. La tentation est forte de quitter le navire. Ce serait aussi abandonner à leur sort tous ceux et celles qui ont grandit ici et ne peuvent vivre ailleurs. Sans l’interpellation par des étrangers, je serai quelqu’un d’autre. Je laisse ces derniers mots à un poète kabyle et à une féministe américaine.




Épilogue

Lettre aux français

« Voici plus d’un an que j’écris plus rien, parce que plus rien ne me paraît valoir la peine d’être écrit, plus rien que la grande tragédie, les larmes, le sang des innocents (tous les innocents qui paient la faute du seul grand coupable, le colonialisme, qui est ici votre second péché originel), et aussi bien sûr, l’enthousiasme, l’espoir têtu, tout ce qui, dans les douleurs de l’enfantement, sortira (et, je l’espère, sortira bientôt) l’irrémédiablement bon de cette terre ».

1957, MOULOUD MAMMERI [6]

« Il faudra étudier à nouveau les relations de la morale avec la critique sociale, puisque ce sont les normes de caractère social m’amenant à l’existence qui m’apparaissent si difficile à raconter. Elles forment pour ainsi dire les conditions de mon discours, sans que je puisse les expliciter complètement dans les termes de mon discours. Je suis arrêté par ma propre origine sociale et je dois donc trouver une façon de faire le point sur moi-même qui éclaire le fait que ce qui me précède et m’excède me rend auteur de mes actions sans que cela ne m’exonère en rien de l’obligation de rendre compte de moi. Ceci dit, lorsque je prétends pouvoir reconstruire les normes qui établissent et maintiennent mon statut de sujet, je ne refuse pas la désorientation et l’interruption de mon récit qui sont impliquées par la dimension sociale de ces normes. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas en parler, mais seulement que, ce faisant, je dois bien comprendre les limites de mes possibilités, les limites qui conditionnent ce type d’action. En ce sens, je dois devenir critique. »

2005, JUDITH BUTLER [7]

[1Denise Riley.The Words of Selves : Identification, Solidarity, Irony, Stanford University Press 2000.

[2On aurait pu parler de modernité occidentale, C.f. Essai de Provence XV à propos de Mohamed Amer Meziane, Des empires sous la terre (2021) et Au bord des mondes (2023).

[3On pourra consulter le blog d’Augustin Berque, notamment à propos de l’anthropologue japonais Kinji Imanishi 今西 錦司 qui contredit cette approche occidentale.

[5Pour ce qui est du récit de soi narcissique et dépressif, dissimulé par l’art de la fiction, on pourra consulter Michel Houellebecq.

[6Mouloud Mammeri écrivain, anthropologue, linguiste algérien spécialiste de la langue et de la culture amazigh. Entre autres l’auteur de L’Opium et le Bâton, Paris, Plon, 1965.

[7Judith Butler. Giving an account of oneself, 2005. Le Récit de soi, traduit de l’anglais par Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, Puf, 2007.