Prolongement de la réception du Chef contre l’homme de Marcel Martinet

Nécessité d’un nouvel individualisme

Philippe Geneste

« Aux antipodes du fascisme, la révolution prolétarienne a besoin de faire confiance à l’individu parce qu’elle n’a d’autre but que de développer au maximum, dans le maximum de liberté, le plus grand nombre d’individus possible.
Elle n’a de sens que dans la disparition des classes, c’est-à-dire dans la suppression de toute hiérarchie matérielle. Elle est tout entière, au rebours du fascisme, l’ennemie absolue des civilisations hiérarchiques, des civilisations dictatoriales. Si elle ne tend pas continuellement à libérer et à élever l’individu, et si pour cela elle ne commence à le grandir en lui accordant beaucoup et en lui demandant beaucoup, elle se trahit et n’est plus rien. »

Marcel Martinet
Extrait choisi par l’éditeur pour annoncer Le Chef contre l’homme

Sommaire détaillé

L’article est illustré avec des gravures sur bois de Frans Masereel…

►► Présentation

Le texte qui suit est né du dialogue avec Samuel Autexier, éditeur de Quiero qui, dès les premières vraies critiques parues sur le livre Le Chef contre l’homme soulignait avec sa vigilante perspicacité qu’aucune de ces critiques n’avaient pris en compte le sous-titre apposé par Martinet à sa réflexion : « Nécessité d’un nouvel individualisme ». Serait-il aussi problématique aujourd’hui qu’en 1934, de mettre un contenu dans ce « nouvel individualisme ». Martinet n’a sûrement pas en tête quoique ce soit qui ait pignon sur rue dans les groupes militants de son époque et il n’y a pas de doute qu’il cherche une définition nouvelle. C’est une question qui le préoccupe. Ainsi, écrit-il dans Culture prolétarienne : « La culture prolétarienne comme toute culture n’est pas qu’une instruction. Elle est instruction aussi, mais elle est d’abord et surtout discipline et éducation large et profonde et constante éducation, la plus vraie et la plus vraiment humaine qui ait jamais été instituée et suivie. Comme toute culture, elle est, pour parler un peu pédant, un humanisme. Mais un humanisme tel que l’humanité n’en a jamais connu » [1]. Martinet cherche donc un nouvel humanisme, qu’il nomme « humanisme ouvrier » [2] (c’est le titre du chapitre d’où est extraite la citation ci-dessus) qu’il ne peut que lier au nouvel individualisme qu’il recherche. La concordance des dates des deux réflexions conforte ce propos.

Est-ce à dire qu’il veut fonder une renaissance humaine qui soit une naissance prolétarienne ? C’est plus que probable, à condition d’ajouter que cette finalité s’appuie, chez lui, sur la volonté d’établir la vérité dans toutes ses contradictions, de n’en masquer aucune. Martinet a une culture très classique, il ne s’aventure pas du côté des avancées que la psychologie génétique ou la psychologie de Wallon proposait à l’époque ; et il ne semble pas connaître, non plus, La Psychologie de masse du fascisme de Reich parue à la fin de l’été 1933 et où ce dernier se demande pourquoi après la crise de 1929/1930, les masses se rallient à une idéologie réactionnaire au lieu de choisir la révolution. Cette dernière méconnaissance n’est guère étonnante, puisqu’à cette époque, entre 1930 et 1934, la pratique psychanalytique n’avait pas cours en France (celle-ci n’apparut qu’après la seconde guerre mondiale, Marcel Martinet était mort). Mais si Martinet ne s’appuie pas sur ces avancées, on ne saurait considérer comme sans signification la coïncidence entre les problématiques qui les fondent et la réflexion de Marcel Martinet. Et cette coïncidence n’est-elle pas significative de l’inquiétude d’une époque ?

Chez Marcel Martinet, nouvel humanisme et nouvel individualisme c’est tout un : « la tâche c’est culture dès maintenant » [3] sachant les « difficultés » et la « nécessité de la culture prolétarienne » affranchie de tous les chefs (cf. le chapitre « Le communisme orthodoxe et la culture ouvrière » dans Culture prolétarienne où la problématique du chef est centrale). Cette réflexion de Martinet a probablement eu des échos auprès des ouvriers, des syndicalistes favorables à une autonomie prolétarienne, et c’est, aussi, une préoccupation qui naît à cette époque et à laquelle il a dû être sensible. On en trouve une trace, par exemple, dans Le Musée du soir, revue internationale de littérature ouvrière, numéro 9 juillet-août 1959 [4], revue animée notamment par des mineurs. Commentant les Lettres à Antoine Borie de Victor Serge, I. Gornik et R. Berteloot écrivent, – se référant aussi à Littérature et révolution –, que Victor Serge ouvre à « un humanisme prolétarien » [5]. Bien que ces fils soient ténus, ils signalent la persistance de l’interrogation problématique énoncée en 1934 par Marcel Martinet.

Que couvre l’adjectif « nouvel » dans nouvel individualisme et nouvel humanisme  ?
On peut penser que Martinet n’avait peut-être pas parfaitement défini ce qu’il entendait et qu’il ne se satisfaisait pas des solutions prêtes à l’emploi, comme celles de l’individualisme libertaire et, encore moins bien sûr, de l’humanisme bourgeois. Cerner les deux expressions, nouvel individualisme et nouvel humanisme, est difficile puisqu’elles recouvrent quelque chose de nouveau, quelque chose d’encore inexprimé. Les deux notions sont encore constituées de manière indécise mais viennent prendre place à l’intérieur d’une pensée, celle de Martinet, où libération des personnes et libération humaine sociale, où socialisation et individuation, où émancipation sociale et émancipation personnelle, sont conçues ensemble, sur le socle cumulé de la lutte des classes, de la faillite du collectivisme versant dans la dictature stalinienne, de la lutte anti-impérialiste contre l’impérialisme français en Indochine (sa brochure Civilisation française en Indochine, éditée par le Comité d’amnistie et de défense des indochinois et des peuples colonisés en 1938 est une charge contre l’humanisme bourgeois qui couvre les exactions coloniales). Le nouvel individualisme du sous-titre du Chef contre l’homme entraîne avec lui le nouvel humanisme et signale – ou révèle – chez Marcel Martinet une volonté d’inscrire comme un apport l’humanisme ouvrier et le nouvel individualisme au sein de la pensée révolutionnaire de l’autonomie prolétarienne [6].

Pour réussir à dessiner les contours et le contenu, au moins partiel, du nouvel individualisme, interroger un certain nombre de sources de la pensée des années trente de Martinet et certains principes qui portent l’action du poète révolutionnaire dévoué au syndicalisme révolutionnaire, paraît une méthode prudente qui pourrait s’avérer efficace. Le risque, assumé, sera de présenter des notes réflexives en discontinues, mais les coïncidences, les concordances, les homologies, les cohérences qui se feront jour seront d’autant plus déterminantes pour défricher ce concept de nouvel individualisme.

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►► Première série de notes réflexives

► Depuis le creuset de l’antimilitarisme et du pacifisme

La réflexion de Martinet s’enracine dans le pacifisme engendré par le traumatisme de la première guerre mondiale, dans la lutte anticoloniale, dans la lutte contre le fascisme, dans l’analyse de la montée du nazisme en Allemagne et, enfin, dans la critique du cours stalinien de la Révolution russe. Pacifisme, anticolonialisme, antifascisme, antibureaucratisme sont les quatre piliers qui président aux interrogations de Martinet sur la personnalité autoritaire. La quatrième composante a partie liée avec la conscience de l’éloignement des perspectives révolutionnaires suite aux échecs des révolutions vécues depuis la fin de la première guerre mondiale, malgré la révolution espagnole qui couve. Enfin, comment la quête du sens de l’engagement révolutionnaire à la fois pacifiste, antistalinien et antifasciste, peut-il résister aux assauts moraux, psycho-sociaux et psychologiques de l’individualisme bourgeois qui souffle en fantôme assimilé à la liberté ?

Le pacifisme de Martinet n’est pas celui des étatistes qui en appellent aux États et à la Société Des Nations. Le pacifisme de Martinet est un refus de la guerre analysée comme une des modalités du capitalisme cherchant à se réguler. Sa réflexion entre en échos avec les questionnements portés par La Révolution prolétarienne de Louzon, Monatte, Rosmer mais aussi Simone Weil et d’autres.
Pour Martinet, la faillite des engagements révolutionnaires, qui furent les siens et ceux de toute sa génération, interdit de ne pas interroger les conceptions révolutionnaires de l’individu, que ce soit celles en cours dans le mouvement communiste ou que ce soit celles en cours dans le mouvement anarchiste ou que ce soit celle de l’idéologie libertaire. La défense de la personnalité doit dépasser l’étroitesse de l’individualisme, et là est l’obstacle auquel se heurte la réflexion de Martinet au cours de la rédaction de l’essai Le Chef contre l’homme.

Le capitalisme a bien plus changé les conditions de vie des travailleuses et des travailleurs que leurs luttes les ont changées. Martinet est lucide et c’est à déceler le noyau dur de cette victoire du capitalisme, de l’ordre inégalitaire, qu’il emploie son énergie dans les quelques pages de sa contribution. Ne peut-on comprendre cet effort réflexif de Marcel Martinet comme la recherche d’une conception intégrative de la personnalité au projet révolutionnaire, ce qui suppose une assise nouvelle de la théorie de la personne et ce qui suppose aussi de se défaire des rivages de l’individualisme ?

► Sortir de l’impasse de l’opposition liberté individuelle/socialisation ?

Martinet cherche à donner, à sa propre liberté, la limite de l’intérêt collectif. C’est pourquoi il ne peut pas trouver dans Stirner et d’autres libertaires individualistes une clé. Parce qu’elle ne s’y trouve effectivement pas. L’individualisme repose sur l’identification de la vie à un processus essentiellement égoïste. C’est une chose de dire que la révolution ne se fera pas sans révolution intérieure de chacun et chacune. Martinet en était d’accord : il s’appuyait sur le « se connaître soi-même » de la pensée syndicale qu’il formulait en recommandant de prendre le temps de la réflexion dans sa chambrée solitaire. Mais c’est tout autre chose de penser l’articulation de l’épanouissement de l’individu avec l’épanouissement de la socialisation. Pour se comprendre soi-même, il faut comprendre le milieu où on vit ; la personne et la société sont en relation directe l’une de l’autre. Le point de départ étant que l’être humain naît d’emblée à l’intérieur de liens sociaux même s’il va mettre des années à les faire siens, à les construire et encore d’autres années à les objectiver.

Donc c’est tout autre chose de penser l’articulation du processus d’individuation avec le processus de socialisation : comment le processus de socialisation se développe à l’intérieur de chaque sujet et comment le processus extérieur de socialisation intègre le processus d’individuation de chacun et chacune. Voilà le problème auquel Martinet cherche une solution. Celle-ci conjoint l’économie, le social et le psychologique, ce qui est peut-être une configuration de la pensée syndicale d’autonomie prolétarienne à consolider et refonder après les errements du vingtième siècle.

D’ouvrir sur cette problématique, Martinet se voit affublé par quelques critiques, peut-être pressées ou peut-être trop assujetties à une boutique politique et idéologique, du qualificatif de bolchevik attardé et donc de soutenir le stalinisme. C’est ne pas tenir compte que les notions de peuple et de classe sont, durant l’entre-deux-guerres, des enjeux au coeur des pays capitalistes, entre le stalinisme et l’hitlérisme, enfin entre le stalinisme et les oppositionnels révolutionnaires dont le spectre va de l’anarchisme au syndicalisme révolutionnaire en passant par les marxistes critiques dont les trotskystes. Martinet se réfère sans nul doute à la Révolution de 1917, à l’immense espoir qu’elle a suscité chez les peuples opprimés de par le monde et il se réfère sans nul doute à la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat tant au niveau national qu’au niveau international. Ainsi, la critique révolutionnaire du stalinisme, dont on ne peut pas dire que Martinet l’ait occultée puisqu’il en fut un des protagonistes (pensons à son militantisme en faveur par exemple de Victor Serge, dès 1928), n’avait pas encore reçu de théorisation nette en 1934. Ce qu’il a en tête, de manière tragique, c’est que face au stalinisme qui tue la révolution communiste et face au capitalisme expansionniste, les nuages de la guerre qui s’accumulent exigeront de tenir ferme les principes d’une lutte anti-impérialiste tant contre le pouvoir stalinien que contre les pouvoirs capitalistes dont le fascisme italien et le nazisme allemand. Il entrevoit à coup sûr, s’il ne le sait, combien un camp révolutionnaire affaibli pèsera peu ou rien face aux menées guerrières des uns et des autres. En 1934, la révolution espagnole gronde mais n’a pas eu lieu, le Front Populaire est hors de vue. C’est pour cela qu’il n’est pas du tout crédible de déclarer que Martinet soutient le stalinisme quand il fait référence au bolchévisme.

L’anarchisme, le marxisme critique, le syndicalisme révolutionnaire, l’anarcho-syndicalisme mettent à la disposition de la pensée révolutionnaire un lexique et des concepts inappropriés ou insuffisamment élaborés pour penser l’articulation du développement de la personnalité et du développement de la socialisation. N’est-ce pas de là qu’il faut partir pour comprendre la volonté de Marcel Martinet d’élaborer un « nouvel individualisme » et un « nouvel humanisme » ? La notion de liberté doit être abordée différemment que sous le prisme soit de l’individualisme soit du stalinisme (étatisme ou collectivisme autoritaire et dictatorial). Martinet est un penseur de la liberté, en ce qu’il tente de tracer un autre chemin qui le mène vers une conception que recouvre bien cette phrase de Gusdorf : « La liberté la plus haute commence par la communauté – non point liberté qui sépare mais liberté qui unit » [7], c’est-à-dire que « pour rejoindre les autres, il faut passer du recueillement à l’expression » [8].

Martinet n’a rien à voir avec Stirner qui défend le « lieu commun individualiste de la réclamation contre la tyrannie de la masse » [9]. Rien de plus étranger à Martinet pour qui l’autre n’est pas celui qui m’empêche d’être moi mais au contraire celui qui permet ma réalisation (réalisation du soi, donc), comme moi-même je permets à l’autre de se réaliser en tant que soi. Martinet pose le problème des relations humaines dans son œuvre et il pose le problème des relations sociales dans la vie. Mais chacune des problématiques se pose concrètement à une période historique définie et Marcel Martinet ne les pose pas dans l’abstrait. La communauté peut être une prison, mais le travail de la révolution prolétarienne (révolution à fondement syndicaliste) est de commencer à jeter les bases d’une autre communauté donc d’œuvrer à l’autonomisation.

Si on suit Stirner, l’autonomisation n’existe que pour les individus, qui se replient dans leur tour d’ivoire. Pour Martinet, rien d’authentique ne peut être issu du repli individualiste ; on ne s’affirme pleinement que parce qu’on est membre d’une communauté, d’une classe, que parce qu’on œuvre à l’intérieur de la classe du prolétariat et de son milieu de vie, avec les autres. Il faut donc bien trouver le moyen de changer les relations humaines et de changer les relations sociales, ce qui signifie bien d’œuvrer en vue de l’autonomie et d’instituer des rapports a-hiérarchiques, des dispositifs de prise de paroles assurant l’égalité des paroles. Contre l’exacerbation individualiste, Martinet recherche la voie collective dans un sens menant au commun prolétarien a-hiérarchique.

Le cadre de la publication (Esprit) nous fournit un indice de la quête annoncée par Martinet d’un « nouvel individualisme » et d’un « nouvel humanisme ». Au début des années trente, « face à la montée des périls », la revue Esprit pose cette question à laquelle ses livraisons vont tenter d’apporter des réponses : « l’éthique n’est-elle pas par excellence l’anti-idéologie ? » [10] La contribution de Martinet s’inscrit dans cette problématique, avec toute sa singularité. Martinet anticipe en effet « l’impuissance morale des droits de l’homme » [11] face à la Terreur (nazisme, fascisme, colonialisme), face à la trahison (stalinisme qui disqualifie le communisme), face au désastre (crise économique, libéralisme, individualisme, humiliation des peuples). Répondre à ces trois défis, n’est-ce pas la tâche que trace Martinet au « nouvel humanisme » et au « nouvel individualisme » ? Sachant la force du syndicalisme révolutionnaire amoindrie, conscient de l’évolution historique malgré le feu d’espoir qui couve en Espagne, Martinet n’a encore pas trouvé comment remplacer les vieux mots. Alors, signe des temps, il antépose l’adjectif « nouveau » seul trait d’une aspiration encore chaude à un nouvel âge sinon à une nouvelle ère politique, économique et sociale.

► Sortir des pièges de la liberté

L’individualisme bourgeois s’appuie sur une thématique du désir, à la fois comme entretien des masses dans l’illusion d’un pouvoir sur leur vie et comme cause de ce qui arrive à chacun. Bernard Arnaud, la plus grosse fortune du monde en 2023, a pu dire : « La puissance n’est pas mon objectif. Dans mon métier, cela ne veut rien dire. Ce qui compte c’est le désir » [12]. Le « nouvel individualisme » en quête duquel s’est lancé Martinet pour contrer le fascisme, le stalinisme et s’arracher du capitalisme, vise à l’inverse du propos grand-patronal à substituer l’Auto à l’Égo. Comment l’autonomie personnelle peut-elle détourner les contemporains de l’égonomie [13] ? Répondre à cette question est un enjeu de l’émancipation des individus comme des peuples, voilà ce dont semble assuré Martinet. Reste à tracer des pistes qui ne soient pas les autoroutes faillies des divers individualismes ni de la primauté de l’être social sur l’être individuel du sociologisme vulgaire comme d’un marxisme mécaniste. Et ces pistes mènent aux antipodes de la conception contemporaine dominante qui considère un individu autonome comme un individu qui s’est fait lui-même et souvent contre les autres. L’individualisme bourgeois identifie l’autonomie à l’enclôture du moi par lui-même, l’espace social devenant une mosaïque d’enclosures : se libérer, être libre est devenu proportionnel à la capacité de l’individu de s’enclore, comme dans les lotissements ces propriétaires qui enclosent leurs propriétés. La liberté c’est l’enclosure, la réalisation de soi se mesurant à l’invulnérabilité du clos ou for intérieur.

Marcel Martinet en quête d’un nouvel individualisme sait devoir se détourner du capitalisme, de la philosophie libérale et de toutes les formes d’individualisme qui mènent l’individu à la clôture. Il sait que placer la liberté comme valeur supérieure de la vie, c’est aller dans le sens de l’individualisme étroit parce que c’est se couper de la lutte, essentielle à ses yeux comme à ceux du syndicalisme d’autonomie prolétarienne, pour l’égalité intégrale. Il le sait et il combat les argumentaires fondés sur la quantité. Il aurait fait sienne cette sentence de Balzac : « Le chiffre est d’ailleurs la raison probante des sociétés basées sur l’intérêt personnel et sur l’argent » [14].

Il sait, aussi, que la vie réelle se développe par l’inscription des actes individuels dans la réalité sociale. Tous ceux qui prônent l’égalité, la disparition du salariat, l’expropriation des propriétés individuelles économiques, le contrôle ouvrier, l’extension de la coopération égalitaire, sont voués à l’impuissance si leurs dires ne peuvent pas s’appuyer sur une pratique existante. Or, une telle pratique exigerait un début d’autonomisation collective où l’émancipation individuelle, personnelle, puiserait son énergie de résistance et de combat contre l’individualisme.

Le « nouvel individualisme », est donc un combat contre l’individualisme y compris contre l’individualisme libertaire qui ne s’articule pas à l’épanouissement collectif puisqu’il privilégie la liberté individuelle sur l’égalité libératrice, rejoignant dans certaines de ses formulations, l’idée que l’individu est sa propre création. À l’inverse, le « nouvel individualisme » se situe du côté de l’égalité libératrice. Est-ce que Martinet s’approche de ce que Gramsci théorisait comme un humanisme intégral de l’histoire [15] qui ne peut se réaliser que par un historicisme absolu c’est-à-dire une critique radicale qui ne masque pas, qui ne compose pas avec les stratégies boutiquières ? Martinet ne semble pas avoir lu Gramsci. Toutefois, si le « nouvel individualisme » est à la fois nouvelle pratique des relations inter-personnelles et nouvelles pratiques des relations sociales, n’y a-t-il pas nécessité de revoir les modes d’organisation et d’interventions économiques et sociales ? Le « nouvel individualisme » s’ancre dans le travail d’autonomisation de la classe que seule la conception syndicaliste révolutionnaires peut envisager de construire mais qui, non seulement ne l’a pas encore construite, mais qui, même en 1934 (que dire aujourd’hui…), était une perspective en éloignement de la classe.

► Un contexte historique : la crise de l’individualisme

Marcel Martinet cherche la voie révolutionnaire de l’émancipation individuelle à travers l’émancipation collective, l’une et l’autre s’épaulant. La lecture du texte Le Chef contre l’homme impose de constater l’isolement dans lequel se mène sa réflexion. Certes, cette question apparaît au sein de différents courants révolutionnaires et réformistes, par exemple dans L’École Émancipée, dans Masses. Mais à part Simone Weil, la voix de Marcel Martinet reste isolée. Après la guerre, elle sera rejointe par celles de Victor Serge, de Pierre Naville. Parmi les publications contemporaines de la rédaction de la réflexion Le Chef contre l’homme, la revue Masses est peut-être celle qui donne le plus de place à la question de la psychologie en lien avec le socialisme. Ce n’est pas un hasard si c’est dans cette publication que paraîtra en 1939 ce texte de Robert Delny dont voici un extrait :

La Mentalité réactionnaire et l’Homme nouveau
par Robert Delny

La possession, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on en fait la remarque, rend les hommes étrangers les uns aux autres, en créant un réseau affectif où l’envie et le mépris deviennent les sentiments dominants. La propriété des choses, agrandissement du moi par absorption du monde extérieur, est à la l’origine d’une conduite, caractérisée par le double fait de retenir et d’accaparer, qui s’accompagne forcément d’agressivité contre les autres, considérés comme des concurrents, ou bien comme des détrousseurs, ou enfin comme des instruments serviles destinés à produire de la richesse. La peur de perdre, plus forte encore que le désir de s’accroître, entretient le possédant dans un état d’inquiétude permanente qui se traduit par une méfiance soupçonneuse à l’égard du monde entier et le rend à peu près impropre aux échanges humains, tant intellectuels que sentimentaux. L’égocentrisme affectif préside à tous les mouvements, dans un horizon étroitement borné où les êtres les plus chers ne le sont qu’au titre d’objets conquis, de « proies » d’un moi exclusif. Être c’est posséder ; ne pas posséder, c’est ne pas être : telle est la conviction intime du propriétaire qui mesure sa valeur personnelle au nombre plus ou moins élevé de ses arpents.
La propriété n’est pas seulement une affirmation de puissance sur les choses, elle est aussi le tremplin d’où s’exerce la puissance sur les hommes. La considération et le rang lui sont dans notre société plus que dans toute autre, indissolublement liés. Le mépris souverain du possédant pour celui qui n’a que ses bras, l’envie du petit-bourgeois pour les plus riches et les plus puissants que lui, le besoin d’affirmer constamment sa prééminence sur ceux qui possèdent moins, ce jeu sordide de l’homme tour à tour arrogant et courbé, plein de superbe ou rampant dans la platitude, enferment les rapports sociaux dans un mécanisme où la domination et l’humiliation se font écho dans un vaste désert moral.

Aussi n’est-il pas étonnant de retrouver la psychologie du propriétaire dans le complexe de sentiments et d’attitudes dont le pouvoir politique lui-même est l’objet. Quelles que soient les théories ingénieuses ou maladroites, mises en circulation pour justifier une soi-disant nécessité rationnelle de l’oppression, il n’en demeure pas moins que son mobile profond réside dans un désir immodéré et tout impulsif de s’assujettir les autres par le moyen d’une contrainte qui épuise pour s’exercer toutes les contraintes de l’esprit.

Extrait d’un article paru dans Masses-Revue socialiste,
nouvelle série, n°1 janvier 1939, pp.12-18
Article repris dans le chiendent n°8 mai 2018, p. 4.

Il semble donc avéré que Le Chef contre l’homme de Marcel Martinet s’inscrit à l’intérieur du sentiment social réel d’une crise de l’individualisme bourgeois. Il en est une manifestation parmi d’autres, mais dont la contribution signale le besoin de rigueur pour y répondre. Le texte de Victor Serge « Pour un renouvellement du socialisme » qui est paru dans le numéro 3 de Masses en juin 1946 fait curieusement échos à celui de janvier 1934 de Marcel Martinet : on y trouve une partie consacrée au « Renouveau de la psychologie », une autre intitulée « Doctrine nouvelle de la liberté ». Et dans celle sur « Le Rôle de l’État », Victor Serge écrit : « La tendance du développement des sociétés modernes est à l’extension et à la transformation des fonctions de l’État. C’est parce qu’elle contenait sur ce chapitre trop d’utopisme que la pensée socialiste n’a découvert le Totalitarisme que lorsqu’elle s’est trouvée devant le terrible fait accompli. (L’opposition dont j’ai fait partie en Russie a succombé dans la lutte contre le Totalitarisme montant, mais sans clairement s’en rendre compte). (…) Le véritable problème actuel est celui de la compatibilité de l’économie planifiée (collectiviste) avec la démocratie et la liberté individuelle » [16].

► Résumé pour un point d’étape

Martinet cherche une voie de construction d’un socialisme fondé sur une économie orientée vers la satisfaction des besoins collectifs, une économie et une société non fondée sur la propriété privée – base radicale de l’individualisme – ; et Martinet ajoute que le socialisme ne se fait pas sur le dos de l’homme mais pour son épanouissement émancipateur. Le socialisme cesserait donc d’être émancipateur s’il opérait la fusion des horizons individuels dans un monde uniforme où la personne se perdrait dans les autres. Le socialisme ne peut donc rester socialisme que si la société et l’économie qui la sous-tend permettent à chaque personne de se trouver et de trouver l’autre. Alors, oui, l’antonyme du socialisme est le capitalisme où les hommes font fi des autres.

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►► Deuxième série de notes réflexives

« C’est parce que j’appartiens à un groupe, parce que je suis fait aussi de ce groupe, que je peux, par contraste ou plutôt par singularité active, prendre corps et exister. Mais on n’en est là qu’à une étape de la construction de soi, car, s’il est vrai que je n’existe que par rapport à l’autre, aux autres, il y a une autre étape nécessaire : celle où ma parole va devenir matériau de construction des autres, de l’autre. »

Philippe Séro-Guillaume & Philippe Geneste,
À bas la grammaire. Pour un apprentissage créatif du langage, Forcalquier, éditions Quiero, 2024, 150 p. – p. 135.

► Points d’appuis acquis pour la définition du nouvel individualisme

Reprenons. Quel est ce nouvel individualisme dont parle Martinet ?

Il est la conception de l’individu qui combat celle de l’individualisme bourgeois dont les fondements se trouvent dans l’évolutionnisme d’Herbert Spencer. Il n’est pas, pour autant, à chercher dans les apprêts théoriques anarchistes ou libertaires sinon Marcel Martinet s’y serait référé directement puisqu’il les connaissait. C’est une des raisons pour lesquelles les articles, parus lors de la sortie du livre Le Chef contre l’homme, et dont les auteurs se situent à proximité ou sont partie prenante de l’anarchisme et de la philosophie-idéologie libertaire, ont marqué une réticence à l’égard du livre [17]. Celui-ci n’emprunte effectivement pas le chemin convenu de ces deux conceptions, puisque Martinet se réfère explicitement au syndicalisme révolutionnaire, celui théorisé et mis en pratique critique par Sorel, théorisé et mis en pratique économique par Pelloutier et L’Ouvrier des deux mondes revue fondée par lui comme organe des Bourses du travail. Martinet s’est nourri de cette filiation, dont les deux revues et groupes vecteurs furent, La Vie ouvrière et la Révolution prolétarienne. Il a d’ailleurs collaboré en particulier à cette dernière.

Que Martinet ne se référât point à des théories assises dérange, et, aussi, explique ce pourquoi la revue Esprit a sollicité Martinet. Martinet exprime la crise de l’individualisme qui touche la société de l’entre-deux-guerres et au-delà le capitalisme monopoliste. La personnalité est tributaire des rôles dévolus au sujet dans la structure sociale hiérarchisée où il se meut. Les sociétés qu’il connaissait et que nous connaissons impriment l’acceptation des hiérarchies par l’intériorisation des normes comportementales. Par exemple, durant l’entre-deux-guerres, en littérature, le populisme, le fantastique social, la littérature de l’inquiétude (qui s’exprime dans la NRF), pour donner de l’ampleur à des personnages marginaux, miséreux, pauvres, criminels, les rendent pittoresques, et jamais (sauf rares exceptions) ne remettent en question l’ordre social qui les maintient dans la misère, la pauvreté ou la marginalité. Il faut esthétiser l’existant, ce serait cela être de son temps ! Quand la personne humaine ne peut pas être inscrite dans des rôles figés par une caution surnaturelle, comme au siècle du classicisme, elle l’est par une caution biologique ou une logique déterministe de l’inconscient : c’est bien ce qui se joue à l’époque de Martinet. Le pont avec aujourd’hui n’est pas un mirage : dans la littérature, dans la publicité, sur les réseaux sociaux, la cohérence de l’individu se substitue à la cohérence sociale, afin d’assurer la cohésion politico-sociale. La cohérence de l’individu s’identifie à la cohérence sociale, il la rend lisible et la justifie. Aussi, « Le mythe d’un sujet rigoureusement organisé contribue à une idéologie culturelle dominante du sujet qui est au service de l’ordre établi » [18].

Les idéologies du chef embrayent autant qu’elles nourrissent ce mythe et Martinet l’exprime clairement. Les individus se trouvent soumis à une intelligence identificatrice du monde qui leur est extérieure mais à laquelle ils sont incités à s’identifier. De la même manière qu’en littérature, c’est l’instance du narrateur omniscient (absent de la situation, mais la supervisant) qui donne son intelligibilité à la psychologie du personnage pourtant en proie à un sentiment de désordre du monde, de même, dans la société capitaliste des année trente, l’idéologie du chef octroie, à chaque engagé soumis, une unité psychologique et sociale alors que dans sa vie chaque individu est brisé par l’atomisation des rôles, des fonctions ou par la taylorisation du procès du travail. Martinet en a conscience et la question qu’il soulève est celle-ci : quel engagement social peut arracher les individus à l’atomisation, redonner sens à la personne humaine ? Quel engagement social peut l’inscrire dans un avenir de son devenir ? Et aujourd’hui, la réponse d’émancipation aux problèmes ainsi posés se cherche encore.

Le décryptage du « nouvel individualisme » présente des difficultés, parce que, placé sous Le Chef contre l’homme, ce sous-titre annonce que son auteur cherche et aussi qu’il sollicite, dans des temps d’après, l’oeuvre ultérieure des lectrices et des lecteurs. Marcel Martinet investit résolument une position d’engagement tout en reconnaissant l’irrésolution de la réponse à donner aux désastres politiques (fascisme, nazisme, stalinisme), humains (la crise économique et les guerres coloniales), syndicaux (subordination de la CGTU au stalinisme et assujettissement de la CGT à un partenariat social avec le capitalisme). Martinet comprend que la figure de l’engagement révolutionnaire et d’émancipation des peuples qui oppose progressisme et fascisme est en train de se brouiller avec le stalinisme, s’engluant dans le bureaucratisme dont le vecteur est le hiérarchisme et englobant le culte du chef. Il porte une attitude sociale (syndicale révolutionnaire en fait) similaire à l’attitude poétique qu’il prône : la poésie est un vecteur puisant « contre la fourberie, le mensonge, ignoblement cachés au fond de l’âme et sans égard pour tel ou tel individu, tel ou tel parti politique, telle ou telle autorité. » [19]

► Contre toutes les formes de l’assujettissement

Nous l’avons vu, Martinet comprend que l’individualisme et la liberté ne sont pas les deux clés pour combattre la montée des autoritarismes, c’est-à-dire du nazisme, du fascisme et du stalinisme. Il comprend le lien entre le culte du chef et le culte généralisé de la hiérarchie, y compris dans les organisations révolutionnaires. Il comprend de ce fait que l’émancipation sociale et l’émancipation personnelle sont intimement liées à la lutte anti-hiérarchique et à des pratiques ici et maintenant ouvrant la perspective d’une vie sociale a-hiérarchique. En conséquence, il scrute à travers la critique du fascisme-nazisme et du stalinisme pourquoi s’appuyer sur l’individu ne permet pas de renverser le culte individualiste bourgeois et pourquoi la liberté, pour graal moral qu’elle soit, est inapte à fonder le socle sur lequel s’opposer victorieusement à l’ordre hiérarchique, quel que soit cet ordre. Martinet ne dissocie donc pas lutte antistalinienne, lutte antifasciste et lutte anticapitaliste. Son malaise, que l’on peut le suivre dans le texte Le Chef contre l’homme, est dans la caractérisation de l’union soviétique. Pour autant, la lutte antistalinienne, contrairement à ce qu’écrit Charles Jacquier, n’est pas euphémisée par lui. Il cherche comment casser les reins à l’individualisme bourgeois comme aux pouvoirs fondés sur l’assujettissement.

► Le « nouvel individualisme » et la problématique de l’égalité : vers une éthique prolétarienne

On peut considérer comme un acquis de la pensée de Martinet en 1934 qu’elle intègre le refus de parvenir et la notion pratique d’égalité. La question se pose alors de l’articulation entre la conception inter-personnelle de la personne (terme mieux approprié que celui d’individu) et l’objectif d’égalité sociale.

La réponse donnée à cette question par Simone Weil est celle, mystique, de « dépersonnalisation » [20]. Martinet ne reprend pas cette réponse et sa conception portera à une autre acception de la dépersonnalisation. Il nous semble qu’il s’oriente vers la solidarité comprise comme solidarité dans la lutte (celle édifiée par le syndicalisme auquel il contribue), comme solidarité dans la vie (contre la faim et la pauvreté, par exemple, avec l’exigence du partage des pénuries pour la satisfaction internationale, universelle, des besoins nutritifs), comme solidarité dans le domaine des idées (avec la controverse pour vecteur). Dans ces trois domaines (solidarité dans la lutte, solidarité dans la vie, solidarité dans les idées), la solidarité s’appuie sur la réalisation de l’égalité, l’éradication des hiérarchies distinctives, l’élimination des dispositions économiques et sociales des ordinations des métiers, des professions, et donc, l’extirpation des théories et politiques racistes fondées sur la hiérarchie des races et des peuples. Mais pour que cette solidarité ne soit pas idéelle seulement, il faut qu’elle s’enracine dans les pratiques prolétaires de vie au travail et ailleurs. Et cela suppose un cadre syndical d’organisation développant l’autonomisation de la classe des prolétaires. La socialisation (autonomisation de la classe) est bien la garante de l’individuation (émancipation des personnes en quête d’autonomie).

La difficulté de Martinet est qu’il reprend le terme d’individualisme alors qu’il comprend que l’erreur de l’individualisme est de penser l’individuel comme un a priori du tout. Or, il refuse cette apriorité de l’individuel et fonde sa compréhension du monde sur l’interaction continue de l’individuel et du tout social : aussi, il vaudrait mieux utiliser un autre mot que le mot individu, ce qu’il ne fait pas. Nous proposons de substituer à individu le mot personne avec cette définition : la personne est le mot qui remplace le mot individu quand on refuse l’apriorité de l’individuel sur le social.

Mais reprenons Martinet pour confirmer notre propos.
Martinet ne dissocie pas le Moi individuel et le Moi social. Le moi est un complexe des deux. Martinet refuse de tout ramener à l’individu car il comprend que la socialisation est nécessaire à l’individuation, que la personnalité repose sur les relations interpersonnelles et que c’est dans la relation sociale que s’exprime et s’actualise la personnalité de chaque personne. Son nouvel individualisme / nouvel humanisme cherche la conception sociale permissive à l’égard de cette conception interpersonnelle de l’individu. Mais on comprend que le terme d’individualisme est mal choisi.

En effet, en quoi la conception interpersonnelle de la personne est-elle rendue nécessaire quand on a pour perspective de penser la personne au coeur même de l’objectif de l’égalité sociale ? Martinet, nous l’avons vu, part de la solidarité comprise comme solidarité dans la lutte, dans la vie, soit l’entraide, la lutte commune contre la faim et pour la satisfaction des besoins vitaux de tous les humains. La solidarité dans le domaine idéel est inconcevable là où ne règnerait pas l’égalité de la prise de parole car alors la controverse serait interdite. Or la controverse est le révélateur pratique de l’égalité des idées, de l’égalité des paroles.

Cette position, qui est sans nul doute une contribution essentielle à une éthique prolétarienne, conduit à récuser l’individualisme et son injonction de jouissance sans partage (niveau psychologique), de profit (niveau économique) et de concurrence (niveau social comme par exemple les représentations hiérarchiques des êtres et des choses). Cet individualisme, par ces principes dont les fondements se trouvent dans l’évolutionnisme philosophique d’Herbert Spencer, soumet tout idéal, y compris révolutionnaire, quand celui-ci ne précise pas sa conception de la personne.
La vie réelle se développe par l’inscription des actes individuels dans la réalité sociale : par conséquent, prôner des idées (égalité, disparition du salariat, expropriation des propriétés individuelles économiques, patrimoniales, pour réaliser le contrôle ouvrier) qui ne s’appuieraient pas sur une pratique existante en accord avec elles serait vain. Or une telle pratique exigerait un début d’autonomisation collective où l’émancipation personnelle puiserait des éléments de résistance et de combat social contre l’individualisme. Revendications en rupture, idées émancipatrices, pratique des idées et autonomisation collective ne vont pas les unes sans les autres, elles sont indissociables.

Le « nouvel individualisme » est donc un combat contre l’individualisme qui ne s’articule pas à l’épanouissement collectif, un combat contre l’individualisme qui privilégierait la liberté individuelle sur l’égalité libératrice. Martinet situe son « nouvel individualisme » du côté de l’égalité libératrice, en cohérence avec la non dissociation du Moi individuel et du Moi social. Son « nouvel individualisme » suppose de nouvelles relations interpersonnelles et sociales ancrées sur le travail d’autonomisation de la classe.

Martinet ne l’aborde pas de front dans Le Chef contre l’homme, mais il le fait dans d’autres écrits qu’on peut donc convoquer pour éclairer plus avant le « nouvel individualisme » qu’il réclame. La culture fait partie du travail d’autonomisation de la classe, elle en est un des enjeux et un des vecteurs de réalisation. La culture, pour le présent, travaille les modes de représentation du réel tant le mode physique que mental, onirique, affectif, économique, social. La culture revêtirait alors, si elle était produite par la classe des exploités, la valeur énoncée dans l’article 2 des anciens statuts de la CGT : « [réunir les] travailleurs conscients de la lutte à mener pour l’abolition du salariat et du patronat ». Détruire le salariat, c’est détruire la subordination ; donc, c’est un pas pour détruire les hiérarchies et commencer à construire un cadre où se pratique une socialisation par l’autonomisation prolétarienne, et ce à l’intérieur de la société : le but étant, chez les prolétaires et leurs alliés, de développer, contre l’exploitation, l’aspiration à la construction d’une société a-hiérarchique.

Les critiques révolutionnaires du capitalisme arguant à chaque mobilisation de la nécessité pour le prolétariat ou pour le peuple de prendre en main le processus de décisions économiques, sociales, culturelles, sont justes mais elles omettent d’expliquer que ce désir d’action et de contrôle sur la société présuppose la constitution en classe des exploités et un lent processus d’élaboration de nouvelles relations, des relations a-hiérarchiques.

Qu’on nous permette de préciser l’impossibilité, dans des mobilisations ponctuelles, partielles voire catégorielles, que se réalise ce processus socialisant actif . Il y a là une illusion tenace qui parcourt nombre de discours militants révolutionnaristes, radicaux ou de combat et de lutte. Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT jusqu’en 1909, a écrit : « La grève est pour nous nécessaire parce qu’elle frappe l’adversaire, stimule l’ouvrier, l’éduque, l’aguerrit, le rend fort, par l’effort donné et soutenu, lui apprend la pratique de la solidarité et le prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière » [21]. Ce n’est juste que si on précise que la grève s’appuie sur le travail de construction du prolétariat en classe, c’est-à-dire en voie d’autonomisation de classe. Or, un tel travail est nécessairement engagé avant les luttes ou s’engage au moment de luttes et se poursuit sans solution de continuité. C’est, bien sûr, un travail de longue haleine que de forger le syndicalisme en unité d’autonomie prolétarienne articulant et les lieux de travail et les lieux conviviaux de proximité géographique (soit la réalisation de la perspective tracée dans les textes de Pelloutier sur les Bourses du Travail, et mis en pratique dans ces mêmes Bourses du travail entre 1892 et 1902). Sans cette précision, le propos de Griffuelhes se transforme en un principe acritique qu’on arbore pour des grèves et des luttes pensées et menées contre la visée d’unité de la classe, c’est-à-dire qui vont à l’encontre de la fin de la réflexion de Griffuelhes : « prépare à des mouvements généraux devant englober tout ou partie de la classe ouvrière ». En toute logique syndicale, Griffuelhes n’aurait pas dû écrire « ou partie » car il ouvrait ainsi au catégorialisme, au sectorialisme professionnel voire pire au corporatisme. Et c’est bien ce que s’est chargé de vérifier l’évolution du syndicalisme en France.

Revenons, après cette précision, à l’enjeu de la culture pour le « nouvel individualisme », d’après la pensée de Marcel Martinet. La culture défendrait-elle la reconnaissance de l’homme (être humain) par l’homme, éprouvant le processus de socialisation et le processus d’individuation pour les lier dans la culture de soi-même [22] ? Mais il y a une difficulté : comment ce lien se manifeste-t-il dans la pratique ? Quelles en sont les modalités de réalisation ? Ce qu’on connaît, c’est à quoi est associée la culture de soi-même : « nous sommes (…) des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même » [23]. Cette culture de soi-même n’est pas qu’individuelle, Pelloutier en précisait ainsi « l’horizon » : non seulement « le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible » [24] Le « nouvel individualisme », parce qu’il se fonde sur l’a-hiérarchisme semble donc bien participer de l’éthique prolétarienne qui anime les écrits de Marcel Martinet. S’il avait connu Jean Piaget, Martinet se serait probablement accordé avec lui pour dire que le Moi est « un fait de l’expérience » [25] et nullement une réalité donnée dès le début de la vie consciente et encore moins existante dès le début de la vie. Cela signifie, dans le contexte de la réflexion de Marcel Martinet, que les modalités de la socialisation peuvent développer soit l’ouverture du moi (l’altruisme issu des instincts sociaux comme l’a démontré Charles Darwin dans La Filiation de l’homme et comme l’a approfondi Patrick Tort dans ses divers travaux) soit sa clôture narcissique conduisant à l’égoïsme et à l’égonomie [26]. Ce dernier développement porte à la « pulsion d’autoconservation » [27] où la coupure avec le réel n’est pas rare, jusqu’à le remplacer par une réalité fantasmatique, dont celle qu’apporte le chef. Rappelons-nous ces vers du recueil Les Temps Maudits, c’est le poème « Peuple, peuple… », trente-deuxième poème du recueil :

« - Ah ! Peuple, tes chefs t’ont trahi !

  • Tu avais donc besoin des chefs ?
    La servitude, la misère,
    Les outrages, c’était trop peu ? »

La fascination pour le chef empêche l’objectivation de la conscience personnelle. C’est pourquoi la fascination pour le chef enferme l’individu dans sa subjectivité du monde. Sa volonté s’assimile à la volonté du chef qui incarne la finalité de l’action et de sa propre action. Ce processus, nous l’avons montré dans la postface au Chef contre l’homme [28], est celui qui porte à la soumission et à l’asservissement, c’est celui même sur lequel toute société ou groupes hiérarchiques se fonde. Le management l’illustre [29]. L’individu assujetti est enfermé dans sa subjectivité persuadé qu’il est d’agir de son propre chef. Sa volonté s’assimile celle de l’hiérarque qui incarne la finalité de l’action.

► Du lien entre le concept d’individu et celui de dépersonnalisation

Martinet ébauche l’idée que la mésestime de soi a partie liée à une relation à l’autre tronquée, blessée, amoindrie, insuffisamment développée. La socialisation est réprimée dans l’État nazi comme dans l’État fasciste. La socialisation est anéantie au fil des ans par le stalinisme qui s’ingénie à la briser en multipliant les échelons hiérarchiques de gestion comme de production et de reproduction et en rétablissant des institutions de l’ordre bourgeois, comme la famille.
La personnalisation est essentielle pour Martinet, mais elle ne saurait se ramener à la vieille recette de l’individualisme libertaire dont le solde avec l’individualisme bourgeois n’a pas été réglé. L’idée d’individu autonome est la preuve de l’incompréhension des libertaires du lien non dissociable entre socialisation et personnalisation.

Pour combattre une force impersonnelle, celle qu’on peut identifier au contenu du terme « totalitarisme » (terme et non concept y compris chez Hannah Arendt [30]), il faut intégrer le personnel au cœur de l’œuvre collective et promouvoir la socialisation de la vie commune. On retrouve le lien entre personnalisation et socialisation. Il nous semble que Martinet cherche ce changement de perspective de la lutte prolétarienne qui a succombé au figement engendré par les pouvoirs bureaucratiques de tous ordres – étatiques comme sociaux, politiques comme syndicaux – et dont le fascisme, le nazisme, le stalinisme et bientôt le franquisme, sont les manifestations les plus horrifiquement démonstratives. Le dénominateur commun de ces systèmes est le hiérarchisme. Le hiérarchisme broie des vies qui alimentent leur propre broiement : « une force sociale impersonnelle est l’accumulation d’actions individuelles dont les individus sont, en dernier ressort, responsables » [31] écrivait Lynd Ward en 1937.

Au cœur de cette recherche de Martinet sont les rapports entre individu et société, liberté et personnalisation, présent vécu et futur projeté, subjectivité et objectivité. Il est probable que le terme d’individu empêche de poser la question avec netteté et nuit à l’expression des problèmes que Martinet sent devoir soulever pour objectiver la montée irrésistible du hiérarchisme, du culte du chef et de la personnalité autoritaire.

Dans les sociétés, l’individu joue un personnage, forcé qu’il est de jouer le jeu de la comédie sociale sans avoir prise sur les règles du jeu. Insistons : jouer un rôle signifie bien une dépersonnalisation puisque l’individu n’agit pas selon son vouloir ou son désir mais selon un devoir faire dont le destinateur lui est extérieur. La notion d’individu et celle de dépersonnalisation sont intimement liées. Un individu UN tel que conçu par toutes les conceptions de l’individualisme est en rapport antinomique avec l’émancipation de la personne : pour qu’il y ait émancipation il faut qu’il y ait ouverture, assimilation et accommodation, réciprocité. La personne est ce qui inclut l’intégralité de l’être humain dans ses dimensions affectives, cognitives, sociales, économiques, culturelles.

L’individu relèverait alors d’une dépersonnalisation de l’être humain, puisqu’il est transformé en une fonction. Marx a très bien décrit cela, Zola aussi dans Le Bonheur des dames où Octave Mouret réduit les femmes à des acheteuses c’est-à-dire à des pourvoyeuses de son profit. Il s’agit d’inclure tout individu dans le système du profit. Chaque individu doit être acclimaté, accepté parce que digéré et absorbé par l’ordre du profit qui est l’ordre en place. Remarquons-le, cette thématique de l’aliénation / chosification est exactement celle qui a cours aujourd’hui dans le monde occidental avec la notion de l’inclusion (scolaire, sociale, économique). Flatter chacun dans sa différence pour dire qu’on l’accepte (il est « autonome » répète la doxa institutionnelle) et mettre en place des dispositifs qui intègrent la différence à la norme (la différenciation pédagogique de l’éducation inclusive par exemple) afin de traiter uniformément chacun, voilà la philosophie de l’inclusion. Cette philosophie est en phase avec l’individualisme qui érige la différence en dogme d’Unité tout en l’incluant uniformément au milieu de ses semblables. On reconnaît ici l’universalisme des droits de l’homme, de l’humanisme bourgeois. Pour l’universalisme il existe une essence de l’homme (tous semblables). Cette essence est son identité ; et ce qui est identique est bien duplicable comme nous le démontre le fantasme de la reproduction bio-médicale et mécanique des humains. L’universalisme et l’inclusion réduisent bien l’humain à des fonctions identiques-identifiantes, dans le but de nier les différences, d’élimer les aspérités résistantes. La dépersonnalisation, telle que le texte de Martinet porte à la penser, est l’accomplissement de ce processus où la volonté du pouvoir écrase les différences pour définir le problème humain en termes de similarité, de similitude, d’identique. Réfléchissant sur ses études de psychologie de la colonisation, Octave Mannoni éclaire lumineusement ce dont il est ici question : « La question était de savoir ce que les hommes feront de leurs différences et non de les [les différences] supprimer » [32]. Cette problématique est bien présente dans Le Chef contre l’homme de Martinet. Ne pas perdre de vue la personne signifie se défaire de l’ordre de l’individualisme, donc nécessite de repenser la notion d’individu et pour cela de sortir des sentiers balisés y compris par l’individualisme libertaire car le temps et l’histoire en ont réfuté la portée subversive. Bien sûr élaborer une pensée critique pour penser l’émancipation de la personne, ne consistera pas à balayer ni faire table rase des élaborations conceptuelles antérieures mais la pensée critique qui s’élabore doit défricher de neufs cheminements intellectifs. C’est ce à quoi invite Martinet non sans un sentiment tragique d’urgence.

► L’individu c’est l’être dépersonnalisé, déqualifié, dépossédé de sa personne.

La dépersonnalisation équivaut à une déqualification de la personne qui n’oriente plus sa vie, qui ne construit plus ses décisions, qui n’est pas capable d’appréhender la manipulation dont font l’objet ses pulsions et répulsions. La déqualification de la personne, autre modalité de la dépersonnalisation, annihile le sujet désirant à part entière, annihile son vouloir-faire par l’intériorisation substitutive d’un devoir-faire. Or, un devoir-faire signale que ce qui gouverne le faire ne s’origine pas dans la personne et ses relations interpersonnelles, mais à l’extérieur d’elle. La spécificité est que cette extériorité, la personne ne la reconnaît pas puisqu’elle asserte un c’est mon choix. L’effet de la dépersonnalisation est de substituer l’individu à la personne. L’individu c’est l’être dépersonnalisé, déqualifié de sa personne. C’est le soldat qui fait sans vouloir, dressé qu’il est à obéir à quelque autorité abstraite. Ce schéma vaut pour l’individu en général, disons pour le soldat de l’individualisme : l’autorité abstraite, l’autorité anonyme, pouvant être un conseil d’administration d’une entreprise, d’une multinationale, des actionnaires, une autorité juridique, étatique, une philosophie justifiant grades et hiérarchie au sein d’un groupe politique ou syndical ou associatif. Dans tous les cas, la voix de l’individu est cantonnée au rôle qui lui est octroyé : l’individu est enrôlé.

La déqualification, la dépersonnalisation suppose l’intériorisation d’une voix hiérarchique extérieure, l’intériorisation d’une voix off. C’est pourquoi déqualification et dépersonnalisation rendent l’individu sensible à l’opinion commune et à la suivre, à donner crédit au cancan, à se prêter à la manipulation médiatique. C’est pourquoi elle facilite ou entraîne la dilution dans le groupe car le dépersonnalisé, l’individu donc, ne s’appartient plus. Quand un JE passe sous l’emprise d’un ON l’individu ne cherche pas à gagner sa personne mais cherche à se fondre avec une entité qui fait la voix, qui fait sa voix et le met dans la voie. Pourquoi ? Parce qu’il ressent une reconnaissance à laquelle il prête un sentiment d’importance. Dans Les Rougon-Macquart de Zola, le pouvoir se manifeste toujours « par le biais d’une dépersonnalisation des personnages » [33]. Pensons, par exemple, à Eugène Rougon dans Son Excellence Eugène Rougon.
C’est pourquoi à la déqualification comme modalité de la dépersonnalisation, il faut ajouter la modalité de dépossession de soi. Il y a dépossession de soi quand il y a délégation de voix ; délégation de sa voix à d’autres qui sont les porte-voix. L’individu est la personne oubliée à elle-même et le schème de dépossession est équivalent pour une classe sociale, pour un groupe social, pour un peuple. Dans « Peuple, peuple », poème des Temps Maudits déjà cité, Marcel Martinet met en scène le processus de dépersonnalisation appliqué au peuple : c’est quand le peuple est « ivre d’oubli ». Dépossession, déqualification, dépersonnalisation sont des processus dépeignant l’aliénation conduisant à la fragmentation, au fractionnement, au morcellement, à l’émiettement nécessaires pour briser la personne et instaurer l’individu.

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►► Troisième série de notes réflexives

► Points d’appuis pour mieux cerner le « nouvel individualisme » et le « nouvel humanisme » nommé aussi, par Martinet, « l’humanisme ouvrier ».

Récapitulons :
*- Martinet voit, sait, que dans le capitalisme sous nazisme ou sous fascisme, le vouloir de l’individu est fondu dans la volonté de l’État et la reproduit.
*- Martinet voit, sait, que dans le capitalisme sous démocratie parlementaire, le vouloir de l’individu est soumis au principe de la concurrence pour se fondre dans le culte de la hiérarchie ; il analyse que le culte de soi s’aliène dans le culte hiérarchique où l’individu baigne et trouve à se classer.
*- Martinet voit, sait, que dans le capitalisme sous stalinisme, le vouloir de l’individu est nié au profit du savoir de l’État.
Dans les trois cas, les individus sont écrasés soit parce que subjugués, soit parce qu’aliénés, soit parce qu’assujettis. Comment sortir de l’écrasement ?

Ce que veut que je veuille la société de consommation c’est-à-dire les trusts de la production, c’est que je fasse mien tel ou tel produit de la même manière que d’autres vont faire leur ce même produit. Ce que veut l’État fasciste je dois le vouloir sinon je suis un élément de décomposition de l’unité sociale et nationale. Ce que veut l’État stalinien, c’est l’identification à un vouloir commun étatiquement édicté, ne pas s’y identifier serait contre-révolutionnaire… Dans les trois cas ma culture est identique à celle des autres et se reproduit dans ce qu’il faut nommer mon destin individuel. Que celui-ci brille, aliéné comme un atome, qu’il soit aliéné dans l’assujettissement, qu’il soit épinglé à l’ordre collectif, ne change rien à l’aliénation de l’homme. Dans les trois cas, l’individuation est en faillite soit par isolement, soit par mise au pas, soit par négation ; dans les trois cas, la socialisation n’a pas vu le jour, remplacée par la compétition et le narcissisme, par l’embrigadement et la soumission, par la négation et l’oppression.

Martinet prend conscience de cette faillite, il cherche le chemin pour y répondre.

► L’obstacle du langage, sens et valeur, deux exemples.

La difficulté de l’exposé du Chef contre l’homme par son rédacteur tient à l’emprise de la classe dominante sur les mots du langage. Deux mots individu et autonome l’illustrent.

Pour la bourgeoisie, l’individualisme et le principe de la réussite concurrentielle créent le parvenu, figure héroïque et personnage de l’histoire. Parvenir est un idéal existentiel : le parvenu est un individu rempli de lui-même, ce que la société contemporaine nomme « autonome » – en langage bourgeois, cela signifie clos sur lui-même –, c’est-à-dire en pleine possession de ses moyens d’autoproduction. Or, la propriété étant ce qui définit et mesure la réussite, l’individu, comme le parvenu, se définit par ses propriétés, et sa capacité à posséder.

Cette difficulté reconnue invite à comprendre le texte de Martinet à partir des conceptions émancipatrices et sociales, qui sont les siennes, et à partir desquelles il ose une analyse du fascisme, du nazisme et esquisse nettement celle du stalinisme. Ces conceptions étant ancrées dans la lutte des classes et la compréhension syndicale révolutionnaire de l’importance de l’appartenance de classe pour le vie individuelle, Marcel Martinet récuse toute solution de continuité entre son analyse du fascisme, du nazisme, du stalinisme, et l’analyse de la société de classes dans laquelle il vit. Ce point est d’importance pour ce qui déterminera des positions militantes à adopter ultérieurement par toutes celles et tous ceux qui récusent la solution de continuité. Mais ce n’est pas le propos de la présente réflexion.

► Personne et société : la question de la reconnaissance.

Dans une société de classes, l’illusion est de poser comme une généralité le besoin de coopération, de reconnaissance, d’attachement. En effet, c’est faire fi de la division en classes inégalitairement réparties sur l’espace économique où s’érige la société. C’est une erreur, parce que c’est assimiler les classes entre elles au profit, évidemment, de celle qui dirige et qui possède les moyens d’information, de culture, de production et de reproduction. Le besoin de reconnaissance, qui se réalise pleinement à travers le besoin de coopération a-hiérarchique par l’entraide, doit être étayé sur la conscience de l’appartenance à la classe des exploités, hommes ou femmes. C’est en partie ce qui se passe, comme le montre l’analyse des textes littéraires écrits par des prolétaires. Mais en partie seulement, car pour que l’autonomisation de la classe se mette en route, il y faut plus que la présence inconsciente d’un besoin, il y faut aussi la volonté ; et cette volonté d’actions communes requiert une organisation des personnes en pleine conscience pour réaliser méthodiquement l’a-hiérarchisme et donc pour l’appliquer effectivement. La reconnaissance de soi par l’autre en dépend, comme la reconnaissance de tous et toutes en une classe d’appartenance. On le sait, c’est sur cette organisation pour l’autonomisation de la classe en accord avec l’a-hiérarchisme, l’égalité, dans la vie créée pour l’autonomisation, comme dans les revendications, que le « mouvement ouvrier » a échoué et s’est égaré à fomenter la possibilité de son non avènement : « la seule chose qui est insensée est d’accepter le possible » [34].

La reconnaissance est nécessaire pour connaître le monde, se connaître pour faire acte de reconnaissance à sa classe et pour que la classe fasse acte de reconnaissance à soi. Cette reconnaissance s’enracine dans l’appartenance de classe et dans le sentiment d’une cohésion de groupe qui sont nécessaires pour s’exprimer soi-même. Cette appartenance est une quête car la société bourgeoise essaime des leurres sur le chemin que les quêteurs empruntent. L’appartenance familiale, l’appartenance nationale, l’appartenance catégorielle, l’appartenance générationnelle, l’appartenance civilisationnelle, l’appartenance à l’intérêt commun, sont les leurres les plus visibles. Ils sont autant de stations figées pour faire disparaître l’appartenance de classe de chacun et chacune. Cet effacement est à la racine de l’ordre capitaliste, à la racine de la justification de la division du travail.

Or sous la question ainsi posée de la reconnaissance de son appartenance de classe, de la reconnaissance dans sa classe, de la reconnaissance de soi par sa classe, on trouve le besoin de l’autre, le besoin de l’attachement [35], le besoin du contact, d’être relié, trois besoins dont la non satisfaction dans nos sociétés génère la peur de l’ennui, le vertige de la séparation, l’angoisse de la privation et de la solitude. La satisfaction de ces besoins est le pôle actif de l’action, la déception de ces besoins est le pôle passif de l’action. La déception entraîne l’agressivité, la guerre en étant la manifestation ultime ; la satisfaction entraîne la coopération, la sympathie (Darwin), l’amour en étant la manifestation la plus intense.

► Comment articuler lutte de classes et psychologie ?

Martinet lie le devenir prolétarien émancipateur de l’humanité à la révolution prolétarienne. Ainsi, dans le texte Le Chef contre l’homme met-il en relation d’équivalence les « adversaires du prolétariat » et les « ennemis de la personne humaine » [36]. Donc la révolution prolétarienne est bien pensée comme une révolution de la personne humaine. Ceci autorise une exploration du texte en tant que recherche dans la psychologie pour concevoir une conception de la personne humaine en rapport avec la lutte contre l’aliénation : ce « nouvel individualisme » dans le « nouvel humanisme » - « humanisme ouvrier ».

Par son analyse du chef, Marcel Martinet renverse une psychologie morale du premier quart du vingtième siècle. Bien sûr, il montre le poids des contraintes sociales qui pèsent sur les individus ; mais il comprend que la prise en compte de cet élément ne suffit pas. Sa réflexion esquisse la nécessité de lui articuler la résolution d’un autre problème, que le contexte intellectuel de l’époque connaît sous le nom de l’individualisme. Si durant la période du capitalisme libéral (1859-1912) [37] l’individualisme a triomphé, il connaît une crise durant la période de l’impérialisme ou capitalisme monopoliste soit au moment où Martinet écrit son texte. La question, non formulée explicitement mais qu’il nous semble nécessaire de dégager du texte, est celle-ci : de quel poids l’individualisme pèse-t-il sur les consciences sociales et jusqu’aux revendications économiques ? L’assujettissement n’est pas explicable uniquement par le déterminisme politique ; l’exploitation économique y joue un rôle d’acclimatation et ce, quel que soit le régime de la propriété à partir du moment où il n’est pas régi par l’égalité intégrale.
Les représentations sociales sont construites par l’individu à travers ses actions sur le monde, à travers ses conduites ou comportements dans le monde. Mais ces comportements, conduites, actions, l’individu ne les tire pas d’un for intérieur isolé. Ces actions, conduites, comportements existent par le rapport et la confrontation entretenus avec les autres. Les représentations du monde sont aussi construites à partir de ce rapport et de cette confrontation. En conséquence, l’individualisme n’est pas la solution isolable au problème du hiérarchisme et de l’assujettissement au chef. Et ce d’autant plus que la volonté individuelle ne vaut que dans son rapport avec une volonté collective. Il est logique, dès lors, que Marcel Martinet retourne à l’analyse de classes pour penser ce qu’il nomme le « nouvel individualisme » ou « nouvel humanisme ».

► Autonomie vs Égonomie

Comment casser la logique des intérêts égoïstes sinon en cassant les aspirations hiérarchiques (prendre le pouvoir sur les autres, désirs d’emprise, volontés de domination, frénésie d’exploitation des personnes comme des sols) cultivées par l’ordre social dominant ?

Tant que la problématique de l’individu reste coupée de la problématique de la socialisation, tant que la liberté sera assimilée à la vie individuelle, la libération sociale ou collective est impossible. Parce qu’en effet, la gangue des hiérarchies enserre alors toute velléité de liberté sociale. La réalisation de ce gainage coercitif des consciences et des corps peut passer par le libéralisme et son idéologie individualiste aussi bien que par le bureaucratisme collectiviste (le stalinisme) : dans les deux cas, des hiérarques jouent leur partition de bien être au détriment de la masse du peuple. Martinet qui analyse ces exemples puisqu’il les a sous les yeux, comprend que le recours à l’individu n’est pas suffisant car la galvanisation des individus et l’appel à l’égonomie (au coeur de l’idéologie individualiste) apportent leur concours « à un mouvement qui ira nécessairement vers l’idée du bonheur dominante, celle que propose la société dominante » [38]

Il y a donc bien nécessité de changer d’axe tant au niveau de l’action que de la réflexion. C’est au cœur du livre Le Chef contre l’homme. Ce mouvement révolutif nécessite une conception où chaque prolétaire soit impliqué dans et par le mouvement. On retrouve, évidemment, la position syndicaliste révolutionnaire, celle de La Vie ouvrière du début du vingtième siècle puis celle de La Révolution prolétarienne à laquelle collabore Martinet. Cela signifie le refus des avant-gardes éclairées qui se dévouent pour le peuple à qui elles ne demandent pas d’être agissant par lui-même ; refus du culte de l’homme providentiel, du culte de la personnalité, dont Mussolini et Hitler sont la matérialisation. Dans les deux cas, en effet, une psychologie des conducteurs d’âmes se forge et se consolide. La combattre passe par la lutte contre tous les hiérarchismes ; et cela mène à créer un espace collectif de vie et de lutte qu’aperçoit Martinet, qu’il ne dessine pas. Cet espace de jonction de la vie et de la lutte, il ne peut relever, si on suit la cohérence de la pensée de Martinet, que d’une imagination syndicale et notamment celle qui se placerait dans la filiation de Pelloutier et de son engagement pour la construction de la Fédération des Bourses du Travail : un espace collectif tout à la fois commensal-convivial-éducatif et d’organisation comprofessionnelle de l’organisation des exploités, des chômeurs et salariés, de leurs luttes sur les lieux de travail et tous les sites qui les impliquent. Cet espace d’un syndicalisme d’autonomie prolétarienne pour l’émancipation se construit dans la pratique de la réciprocité, de l’a-hiérarchisme et, sur cette base, il se construit par la coopération, l’entraide et la solidarité. L’unité va de pair avec l’égalité des rapports entre les prolétaires, l’égalité des voix dans l’expression prolétaire. Cette unité conjoint quotidien d’organisation, d’élaboration intellective et pratique, de vie, de défense et de lutte : un syndicalisme quotidien de la lutte pour l’égalité sociale intégrale et une lutte quotidienne pour la vie dans l’égalité. Désormais, la liberté n’est plus une problématique individuelle mais une problématique des relations interpersonnelles et des relations régissant l’interaction sociale : l’autonomisation de la classe est en cours.

► L’autonomisation personnelle dans l’autonomisation sociale

Si Martinet ne livre pas une définition du « nouvel individualisme », il associe explicitement la résolution de l’individualisme bourgeois et le culte des hiérarques ; et son titre oppose au « chef » non l’individu mais « l’homme » d’où le lien entre « nouvel individualisme », « nouvel humanisme » qu’il nomme aussi « humanisme ouvrier ». Cet évitement dans le titre du mot individu est relié probablement à la compréhension, par Martinet, du paradoxe de l’individualisme bourgeois qui, loin de libérer l’individu, l’enferme ; qui, loin d’épanouir la subjectivité, la fige. Pourquoi ? Parce que le principe de l’individualisme, quel que soit cet individualisme, fait de l’individu le centre de la compréhension du monde. Il pousse donc chacun et chacune à croire son point de vue absolu.
En effet, ce n’est qu’avec la socialisation que la personne conçoit son point de vue en lien avec celui d’un autre ou des autres. La socialisation libère en cela qu’elle fait prendre conscience de la relativité du point de vue propre. Le nouvel individualisme que recherche Martinet semble aller dans ce sens : Martinet le recherche parce qu’il a conscience que les points de vue politiques qui ont cours enferment les peuples, les militants et militantes, dans des sphères closes, étanches. Il comprend que pour que se développe un point de vue partagé sur le monde, contre la guerre qui arrive, contre le nazisme qui vient d’accéder au pouvoir, contre le fascisme qui consolide son pouvoir, contre le stalinisme qui trahit tous les idéaux révolutionnaires y compris ceux des bolcheviques, il n’existe pas une enseigne du sauvetage révolutionnaire. Martinet a compris à cette époque, que sans co-opération, sans remise à plat des modalités de lutte, sans subordination des fins aux moyens mis en oeuvre pour libérer les peuples, pour émanciper les individus, luttes et tentatives révolutionnaires seraient vouées à l’échec retentissant.

Pourquoi ne se réfère-t-il pas à l’anarchisme et encore moins à la pensée libertaire ? Parce qu’il n’y trouve pas d’approfondissement de la notion de l’individu, et que liberté et individualisme, dont ils font le soubassement de la radicalité révolutionnaire, y sont confondus. Or, ce que Martinet comprend qu’il faut chercher à penser, c’est l’articulation du personnel et du collectif, l’articulation de l’individuation et de la socialisation. Sinon, le règne de l’égo-isation des vies perdurera : l’individu ne peut se penser dans un en dehors, il est intégré à un tout social ; l’assujettissement est inévitable si ne se développe pas la socialisation interne au groupe, à la classe, à la société. Le désassujettissement advient seulement si l’individu durant le processus de socialisation accède à la réciprocité des points de vue. Alors ce processus de socialisation intègre la nécessité du partage comme de l’entraide, et il saisit l’économique et le social à travers la co-opération cognitive et la coopération sociale.

La plénitude de la relation humaine n’est atteinte que si s’unissent le mouvement vers l’extérieur (le monde, le milieu social, les autres, les proches) et le mouvement vers l’intérieur (soi et ses plus proches) en un seul et même mouvement, en un mouvement continu. C’est ce que dit le poème « Vigie » du recueil Chants du passager, paru quelques mois après Le Chef contre l’homme :

« Et l’homme commence à sentir renaître
Quelque chose en lui qui n’est plus le mal
Et veut respirer et veut désirer…
Un brin de feuillage a rouvert le monde. » [39]

Dans ce poème, l’homme dont il est dit que,

« Réduit sur son mal, il n’est plus
Que l’enveloppe de son mal » [40]

ne sort du mal que par l’instauration des relations entre les êtres, entre les éléments naturels (le feuillage ici), dans les lieux où l’homme habite : soit la réalisation de la plénitude évoquée. Il s’agit de sortir de soi pour mieux se saisir en venant à l’autre et en venant de l’autre. Le poème de Martinet présente cet instant comme un ressaisissement [41].

Sur le terrain de l’action sociale, ce que se pose Martinet, c’est comment la relativité des points de vue peut former la base d’une société émancipatrice en acte ; comment des conceptions diverses de la révolution sociale peuvent s’entendre, entrer en inter-action, se com-prendre et ce sans remiser la controverse. Il sait très bien que le stalinisme consiste à refuser la controverse pour avoir raison tout seul. Or, pas plus qu’un individu, une obédience politique, un mouvement syndical, une organisation ou une tendance syndicale ne peuvent avoir raison sans que leurs débats internes soient structurés par la controverse. Parce qu’un groupe humain prend les points de vue en commun, il construit au plus près la réalité et peut agir au mieux sur elle.

C’est là qu’est la supériorité de l’action directe au sens de la prise en main par les prolétaires elles et eux-mêmes de leur organisation, de leurs luttes, de leurs élaborations sociales, de leur vie économique, sociale, cognitive-culturelle et affective. Ce principe est né au coeur du syndicalisme qui se construisait. À l’époque de Martinet, ce principe se retrouve dans le groupe de la Révolution prolétarienne qui perpétue la conception des Bourses du Travail telles que pensées par Pelloutier c’est-à-dire qui perpétue cette conception syndicale à laquelle, durant sa période syndicaliste contemporaine de Pelloutier et après la mort de ce dernier, Sorel a livré les bases d’une théorisation.

Cette conception repose sur la décentration des individus qui est assurée par la confrontation des points de vue dans la controverse ; elle nourrit et se nourrit de la relativité des opinions en regard du réel toujours en construction ; elle s’appuie sur la réciprocité cognitive, l’entraide sociale, l’empathie affective critique. Et ainsi, cette conception mène à l’autonomisation sociale en veillant à l’égalité et à l’a-hiérarchisme dans tous les secteurs de la construction de ce mouvement d’autonomisation. L’autonomisation est un processus sans fin, ce pourquoi il serait non seulement vain mais dangereux de se fixer sur une société future préétablie. Devient centrale alors, la pratique effective de l’a-hiérarchisme dans la vie au travail, en société commensale et en situations de convivialité. Déjà, là, commence la société future, à condition de ne pas oublier que dans la vie au travail, sur les lieux de travail donc, se mène la lutte des classes contre l’exploitation par l’entraide et la solidarité, par l’élaboration intellective et la pratique professionnelle, économique et sociale.
Or, puisque l’autonomisation sociale est un processus sans fin, l’autonomisation individuelle est un processus sans fin. Le terreau en est la solidarité (ou décentration), la réciprocité (ou coopération), la controverse (ou construction dans la relativité des choses, des opinions les unes aux autres) : les deux processus personnels sous-jacents articulant l’aspect social et l’aspect individuel, sont l’individuation que je préfère nommer personnalisation et la socialisation.

► Efficience de la lucidité pour l’autonomisation prolétarienne

Le « nouvel individualisme » comme « l’humanisme ouvrier » ou le « nouvel humanisme » de Marcel Martinet dénomment la recherche d’une voie de l’émancipation dans l’autonomisation de la classe. Cette recherche est motivée par la lucidité intellectuelle qui prend acte de la bureaucratisation où a mené la dictature du prolétariat et sa conséquence de rayer le prolétariat de ses préoccupations au profit du pouvoir autoritaire, du culte de la personnalité sur lequel s’adosse un pouvoir absolu. La même lucidité intellectuelle prend acte du devenir sans solution de continuité de la démocratie bourgeoise au fascisme et au nazisme. Cette recherche, à base de lucidité, mène Marcel Martinet à prendre conscience que les doctrines, les prises de parti révolutionnaires, y compris la conception syndicaliste révolutionnaire, n’ont pas élaboré une compréhension suffisante, voire n’ont élaboré aucune conceptualisation du rapport entre l’émancipation individuelle et l’émancipation sociale ou économique. Les révolutionnaires parlent de l’une et de l’autre, mais ne conçoivent pas leur liaison, donc ne les comprennent pas comme indissociables et unies dans un même processus.
Or, l’émancipation de la personne passe par la connaissance de soi (c’est un principe du syndicalisme révolutionnaire) dont le support est la connaissance du monde (omise, en tant que support, du principe syndicaliste révolutionnaire, par exemple). De même, l’émancipation sociale passe par la fin de l’exploitation (un principe partagé par la plupart des organisations révolutionnaires) et donc par la transformation des relations humaines (omise du principe des organisations révolutionnaires quant à leur construction).

La transformation des relations humaines est guidée par la visée de l’égalité intégrale et de l’a-hiérarchisme. C’est un euphémisme de dire, pour qui observe leur pratique, que l’a-hiérarchisme est omis par tous ou presque tous les cadres et organisations politiques ou syndicales.
Mais plus encore que les insuffisances en compréhension de ces deux émancipations (personnelle et sociale), c’est le fait de ne pas les articuler entre elles et donc de ne pas en saisir l’ordination dans leur réalisation l’une par rapport à l’autre pour constituer un processus unique, c’est ce fait qui émerge dans les critiques et l’argumentation de Marcel Martinet : l’émancipation suppose la jonction établie des deux émancipations. Cela suppose une conception qui les englobe dans un même schème théorique. La ré-volu-tion est portée par la réalisation du processus UN de l’émancipation : la personne doit donc être redéfinie. Martinet a sûrement tort de reprendre les termes éculés d’individu et d’individualisme ; le terme de personne serait mieux approprié. Toutefois, l’acuité de l’analyse de Martinet est pénétrante de justesse bien qu’inaboutie. La socialisation et la personnalisation sont les deux tensions d’un même schème. Ce schème définit le processus de l’émancipation en lien direct avec l’autonomisation de la classe où se joue et grâce à laquelle se développe l’autonomisation personnelle de chaque prolétaire, autonomisation personnelle qui, en retour, vient porter main forte à l’autonomisation sociale de classe.

► Autonomisation, libération émancipatrice de la personne

Nous l’avons vu, le texte de Martinet interroge le concept de liberté. Quand on fait de la liberté individuelle une propriété de l’individu, voire une essence de la vie humaine individuelle, on met en avant la volonté et le courage de récuser les prescriptions, les interdictions et les sanctions afférentes à leur transgression. Prescriptions, interdictions, sanctions sont accolées à la société dont elles émanent et s’opposent donc à la liberté qui relève, elle, de l’individu. Mais cette conception se distingue-t-elle vraiment de l’idéologie individualiste ? Dans sa volonté de privilégier l’individu sur la société ne rate-t-elle pas le rapport de complémentarité réciprocité qui permet la réalisation de la liberté dans le cadre d’une société émancipée de la coercition ?

Cette question rejoint celle de l’autonomie si importante pour une théorie du prolétariat et à laquelle Marcel Martinet a largement contribué tant au niveau de l’éducation, en s’appuyant sur Albert Thierry, qu’au niveau de la culture, en développant la défense de la culture prolétarienne. Voici deux tableaux reprenant les termes de la problématique évoquée. Le premier (ci-dessous) rend compte de l’autonomie, dont l’autonomie de la personne, qui se construit :

Tableau 1

Obéissance Refus Interdiction Permission (se permettre)
Devoir faire Ne pas devoir faire Devoir ne pas faire Ne pas devoir ne pas faire
A B A B

Dans ce tableau, A émane de la société, B émane de l’individu

Ce tableau repose sur le rapport de la société et de la personne, il intègre la socialisation et l’individuation ou personnalisation comme deux processus interagissant. La construction en autonomie que ce soit pour une classe sociale, un groupe ou une personne, est une quête d’équilibre entre le processus de socialisation et le processus de personnalisation. C’est pourquoi il est préférable de parler d’autonomisation que d’autonomie. Cette conception ne met évidemment pas en exergue la liberté (individuelle) à la base de l’émancipation portée par l’autonomisation. La personne n’est pas vue première et la société seconde, mais dès sa naissance la personne est partie prenante de la société. Tout le développement de la personne va consister à s’émanciper des normes sociales, à les assimiler et à s’y accommoder mais de façon critique. Or, ce processus de personnalisation est intimement lié au processus de socialisation qu’il faut entendre comme capacité construite par une personne de prendre en compte des points de vue des autres et de positionnement de la construction de son point de vue propre. Être libre ne se conçoit pas en dehors de l’interaction avec les autres.

Que se passe-t-il si on fait de la liberté et non de l’autonomisation le principe premier de l’émancipation ? Le tableau ci-dessous en rend compte :

Tableau 2

Se donner une obligation S’interdire de faire
Devoir faire Ne pas devoir faire
C C

Se trouvent éliminés les rapports entre A et B qui sont concaténés en une décision individuelle de faire ou de ne pas faire. L’individu C est seul en lice. La liberté est ici conçue comme une sorte d’essence posée au coeur de l’être humain, une essence présentée comme inaliénable et dont la présence subordonne à elle l’émancipation. Or, dans ce second tableau, celui où préside la liberté, l’autonomie est confondue avec une autocentration sur l’individu. Entre autocentration libertaire et égonomie libérale, il y a identité quant à l’expulsion de la part sociale de la construction de soi.
Il est évident que la réflexion de Marcel Martinet s’inscrit dans un approfondissement et un questionnement du premier tableau et ne donne aucun gage au second qui porte toutes les variantes de l’individualisme.

► Application :
L’impasse individualiste, origine du désespoir de Stig Dagerman ?

L’analyse de Marcel Martinet et les propositions qui s’y font jour trouvent intérêt à être confrontées avec l’oeuvre et les interprétations de l’œuvre de Stig Dagerman. En effet, la question de l’individu est très présente chez l’écrivain suédois et de nombreux critiques la lisent comme une défense et illustration de l’individualisme. Le propos de cette brève contribution n’est pas de reprendre une à une ces critiques, mais, partant d’une étude récente bien instruite [42], d’explorer à partir de ce qu’apporte Le Chef contre l’homme la notion de l’individu dans l’œuvre de Stig Dagerman.

Claude Le Manchec défend l’idée d’un passage de Dagerman « des romans à focalisations multiples » [43] à une littérature de la confession. La polyphonie est présente dans L’Île des condamnés (1946) comme dans L’Enfant brûlé (1948). Mais à partir de 1949 (Ennuis de noce, le poème autobiographique Suite Birgitta) jusqu’en 1952 (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier), la confession l’emporte. Ceci n’est vrai que si on fait abstraction des billets quotidiens remis au journal anarcho-syndicaliste Arbetaren. Le Manchec ne prend donc en compte que l’œuvre littéraire pour montrer que ce passage correspond au choix du roman lors des débuts littéraires à celui de la poésie et de la fable à la fin de sa vie.

Or la diversité des écrits de l’auteur ne signale-t-elle pas une hésitation qui serait un dilemme ? Claude Le Manchec explique ainsi le choix de la poésie : « En laissant le “JE” s’avancer seul sur la scène du poème, en donnant à lire directement, sans paravent, la structure d’une intériorité, la poésie devient ainsi “l’unique” écriture de la vie » [44]. Claude Le Manchec remarque avec intelligence : « Mais la poésie, c’est aussi un passage ouvert vers l’autre » [45]. On passerait donc d’une pluralité qui définit l’altérité (multiplicité des personnages dans les romans) – nommons-la, altérité sociale – à une singularité qui englobe et recouvre l’altérité en même temps qu’elle permet la réalisation de soi – nommons-la, altruisme ou sympathie.

Toutefois, la seconde altérité semble vouée à l’échec : « Notre plus grande liberté a pour nom solitude » [46]. Se défaisant de l’altérité dont les personnages sont les figures dans le genre romanesque, Dagerman choisirait donc « l’expression poétique de la solitude » [47], d’un « JE » affranchi du NOUS, du VOUS des IL, ILS, ELLE, ELLES. On comprend alors l’évolution des choix génériques de l’œuvre et que confirme ce propos de Stig Dagerman : « cette forme aiguë de solitude qu’on appelle poésie » [48]. S’il y a eu échec de la réalisation pérenne de cette seconde altérité, n’est-ce pas parce que l’auteur n’a pas su sortir de l’individualisme, n’a pas réussi à concevoir un individualisme nouveau,

Si c’était le cas, on retrouverait la préoccupation qui, une quinzaine d’année plus tôt et jusqu’en 1944, fut celle de Marcel Martinet, autre écrivain, non pas anarcho-syndicaliste mais dont la ligne de pensée sociale puisait dans le syndicalisme des Bourses du Travail et du groupe de la Révolution prolétarienne, donc une pensée non subordonnée à une philosophie sociale politique ?
Dagerman est entré dans une impasse en croyant que « la clé de la liberté est cachée en chacun de nous » [49]. Devant l’impasse qui se dessine, Stig Dagerman tente un repliement, quasi kierkegaardien, sur « la liberté de la douleur » [50], ce qu’illustre magistralement l’analyse, par Claude le Manchec, de l’ultime roman Ennuis de noce, roman qui a tant donné de fil à retordre à l’écrivain, qui l’a interrompu, en panne d’inspiration disent les biographes, avant de s’y remettre. « Cachée en chacun de nous » ou « liberté de la douleur », Dagerman s’impasse dans une valeur individuelle, se coupant de ce qui pourrait la nourrir, à savoir, la relation aux autres dans le sens de la sympathie ou de l’altruisme. On nous dira peut-être que dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, il ne trouve recourt que du côté de la liberté, lorsqu’il écrit : « le suicide est la seule preuve de la liberté humaine » [51]. Mais la phrase – et ils sont nombreux les critiques qui la citent ainsi – est tronquée ; Dagerman écrit : « Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine » [52]. La modalisation apportée par Dagerman n’invalide certes pas le jugement communément admis sur le recours solitaire, individuel, à la liberté, mais elle le nuance du doute. Car, Stig Dagerman cherche une voie et, s’engageant dans le chemin de la liberté, il comprend que quelque chose résiste, et ce quelque chose, nous pensons que c’est l’articulation à une socialisation que la conception individualiste refuse nécessairement. Curieusement, durant toute cette période déclarée de panne littéraire, il écrit dans Arbetaren ses billets, sans problème de création apparent : comment ne pas voir, ici, une justification de l’interprétation faite de la modalisation relevée [53] ?

Si on détache l’œuvre littéraire, au sens conventionnel du mot, de l’ensemble de l’œuvre écrite, comment pourrait défendre l’affirmation suivante : « L’alliance de l’individuel et du collectif qui est le signe d’une conception prolétarienne de l’art et de la littérature, où la voix ne cherche pas à enchanter par elle-même et pour elle-même mais, transitive, achemine l’intériorité vers le dehors » [54]. Cette juste remarque devient en effet problématique car elle ne s’applique qu’aux billets et reportages, mais non aux poésies et théâtres ou nouvelle Et Claude Le Manchec illustre son propos par l’analyse du poème Suite Birgitta : « Aimer, soutenir l’autre et écrire sont alors une seule et même chose » [55]. Or, malgré l’éclaircie que représente Suite Birgitta, la seconde altérité ne se réalise pas, elle faillit au pied de la vénération de la liberté dans sa définition individualiste, – qu’il s’agisse d’un individualisme issu de la philosophie anarchiste ou, comme s’en gargarise nombre de critiques dont ne fait pas partie Claude Le Manchec, qu’il s’agisse d’un individualisme libertaire, ne change rien à la question –. Dagerman parle de « cette forme avérée de solitude qu’on appelle poésie » [56].

L’échec de cette voie, que, pour de nombreux commentateurs, signerait la vie même de l’auteur, n’est pas sans lien avec le choix de la liberté, comme haute valeur de l’humain. Mais, conformément au contexte anarchiste et libertaire au sein duquel elle est pensée, la liberté reste pensée en tant que liberté individuelle. Certes, Claude le Manchec montre que Dagerman invoque de plus en plus la « liberté créatrice » [57], soit au fond, déjà, une réduction du domaine de la liberté lucidement reconnue comme sans prise sur le réel. Et c’est bien de cela dont est fait le drame de Dagerman qu’éclaire l’essai de Claude Le Manchec, qui, et c’est très rare, n’omet pas la créativité de Dagerman au niveau de ses écrits syndicaux. Développons. Lorsqu’on n’a pas ou plus de lieu collectif entre ce qu’on écrit et ce qu’on pratique, alors un enfermement sur la part de soi que l’on croit pouvoir sauver du désastre menace. Pour Dagerman, la menace n’a pas été contrée, y compris par le repli sur la « liberté de création ». À propos du voyage de Dagerman en Australie, Claude Le Manchec, commente : « Son malaise se nourrit d’une forclusion et d’un sentiment d’exil » [58]. N’est-ce pas une trace de ce que nous avançons ?

Claude Le Manchec, qui note, dans les dernières années de vie de Dagerman, son « désenchantement à l’égard du militantisme syndical » explore la correspondance : « sa conviction que l’on peut exercer une influence sur un autre être par l’écriture ne l’abandonne pas. » [59] Claude Le Manchec soutient qu’à partir de 1948, les lettres « poursuivent en un autre sens la création littéraire même en partie tarie » car elles « fraient un chemin vers l’autre » [60]. Or, le recours à la relation interpersonnelle ne compensera pas le délitement de la relation sociale de classe. La sollicitation, alors, de la liberté n’ouvrira pas la perspective espérée, car nécessairement individuelle. Claude Le Manchec opposerait peut-être ce propos de 1946 qu’il traduit de Brev et qui est écrit à propos du refus de la situation mondiale où on voudrait des écrivains qu’ils choisissent un camp de la guerre froide contre un autre, alors que, si Dagerman a toujours combattu avec Arbetaren le stalinisme, il critique tout autant l’ordre capitaliste sous la houlette états-unienne : « Certes la liberté de parole est un préalable, bien sûr, mais la liberté de l’art l’est davantage, et j’ai conscience que c’est avant tout la liberté qui est immédiatement menacée. » [61] Mais peut-on poser la question de la liberté de l’art en faisant abstraction de l’exercice de cette liberté, des conditions économiques qui régissent les relations professionnelles et sociales ? Nous pensons, que l’auteur des billets à Arbetaren avait conscience qu’un tel décollement de l’art du social s’opposerait à ce qu’il nomme sa « propre quête d’honnêteté » [62] de la création artistique.

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►► Conclusion introductive pour ce jour d’hui

Au point de départ de cette réflexion est la lecture attentive de critiques et comptes rendus du livre, ceux notamment de Freddy Gomez, Charles Jacquier, Raphaël Romnée et Raymond Jousmet (que tous quatre en soient ici remerciés) et l’écoute étonnée de certains avis oraux sur Le Chef contre l’homme.

Premier constat, beaucoup de critiques cherchent à retrouver dans le texte des observables politico-idéologiques. Ainsi, la notion de liberté et celle d’individu servent de guide à certaines analyses, cherchant l’adaptation du propos de Martinet avec la conception libertaire ou anarchiste de l’individu.

Or, Martinet explore un présent qui déstabilise les conceptions critiques qui se sont développées depuis, principalement, la fin du dix-neuvième siècle et qui ont eu tendance à s’ossifier dans des schèmes de pensée appliqués à des réalités diverses. Les conceptions révolutionnaires sont toutes déstabilisées :
• Les conceptions de la révolution menée par une avant-garde révolutionnaire et organisée en un parti s’effondrent sous le constat de l’observation de l’appareil policier du stalinisme et des échecs agricoles de l’URSS.
• Les conceptions fondées sur l’individu régénérateur de l’ordre social tel que le développent un certain anarchisme et l’idéologie libertaire se fracassent sur les contradictions de l’individualisme non sans glissement vers l’individualisme bourgeois.
• Les conceptions de la militance engendrant la conscience de classe quel que soit le soubassement organisationnel et les moyens employés sont en crise.
• en 1934, le fascisme, qui est inscrit dans la durée, et le nazisme triomphant forcent la pensée révolutionnaire à comprendre les mécanismes de l’attrait de la personnalité autoritaire auprès des peuples. Comprendre, signifie repérer les mécanismes psychologiques et sociaux à l’oeuvre dans cette fascination et qui l’alimentent. Ce repérage mène à la critique de la hiérarchie, du hiérarchisme et à tous les processus organisationnels qui facilitent la prégnance de la pensée hiérarchique sur les esprits. Le hiérarchisme, où qu’il se niche, n’engendre que soumission et passivité pour moteur de l’activité humaine.

Deuxième constat, Martinet semble bien conscient qu’il faille transformer les instruments cognitifs de la compréhension et de l’explication du monde, des relations humaines, en s’enracinant dans la lutte des classes. Il semble bien conscient qu’il faille transformer les interprétations jusque-là acceptées d’un donné économique, social, psychologique, affectif. Ce donné réclame observations nouvelles pour ne pas être sclérosé dans des grilles inadaptées ou devenues inadaptées.
Colonialisme, fascisme, nazisme, stalinisme, se développent en 1934 alors que l’anti-impérialisme, la lutte des classes révolutionnaire et l’anti-capitalisme se figent en stase qui prive l’action de nouvelles conceptions constructives pour l’éradication nationale et internationale de l’exploitation. Bien sûr, il y a des loupiottes qui s’allument dans les colonies, mais pour l’instant sous l’éteignoir des puissances coloniales ; bien sûr, il y a la lutte des classes en Espagne, encore en 1934, sans ouverture libératrice malgré les violents affrontements.

Quel schème commun de la révolution peut être construit à partir de telles situations ? La thématisation par Martinet de la fermeture en cours de nombreuses perspectives révolutionnaires n’est pas encore accomplie ; mais il cherche à la mettre en devenir d’accomplissement. Le Chef contre l’homme est cette tentative de réaliser une ouverture proactive pour l’analyse nécessaire à l’action. En 1934, ce qui est nouveau, c’est la couverture réactionnaire du monde social et l’écrasement des révolutions, avec la perspective de la guerre qui vient, guerre dont Marcel Martinet avec d’autres a bien saisi la venue. Le Chef contre l’homme fouille dans la pensée révolutionnaire et cherche à l’enrichir de pistes nouvelles pour qu’elle ne perde pas pied vis-à-vis du réel anti-prolétarien.

En guise de non conclusion :

La réflexion qui précède a tenté d’analyser les fondements de la pensée de Martinet, en cette année 1934. Il ne s’agit en rien de nier l’importance de l’individu. Mais un individu n’existe qu’en rapport à autrui et qu’en fonction d’une société. Les deux sont indissociables. Pour que l’individu devienne une personne, c’est-à-dire pour qu’il s’émancipe, il faut bien qu’il se situe dans la société et qu’il agisse en relation avec l’autre comme avec les autres. En conséquence la relation interpersonnelle et la relation sociale sont et l’une et l’autre constitutive du type de rapports humains et de rapports sociaux. Si Martinet pose la question éthique de l’émancipation nécessaire de toute forme de relation hiérarchiques, où que ce soit, entre qui que ce soit, c’est bien parce que le type de relation nouée façonne et détermine le type de société en gésine. Martinet interroge les modalités relationnelles existantes à son époque, avec en perspective, la recherche de l’avènement d’une société égalitaire. Il en vient ainsi à poser cette question chère au psychologue René Zazzo : « comment devient-on une personne ? »[[Les Cahiers de Beaumont, n°36, numéro spécial, « René Zazzo : libres propos sur la psychologie », décembre 1986, p. 24.] ; comment un système de relations humaines et sociales peut-il favoriser ou au contraire empêcher le devenir personne de l’individu ? L’individuation se retrouvent alors au coeur de la réflexion de Martinet. La question concerne et le processus d’identification (à un chef ou alors à une classe) qu’il s’agit de comprendre, d’analyser pour voir comment il peut déboucher sur la construction de l’identification de soi ; la question concerne aussi le processus de personnalisation (comment se personnaliser au sein d’une société, la personnalisation étant la condition pour y être acteur et non patient-passif ?).

Philippe Geneste (printemps-été 2024)

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Table des matières

►► Présentation

►► Première série de notes réflexives
Depuis le creuset de l’antimilitarisme et du pacifisme
Sortir de l’impasse de l’opposition liberté individuelle/socialisation ?
Sortir des pièges de la liberté
Un contexte historique : la crise de l’individualisme
Résumé pour un point d’étape

►► Deuxième série de notes réflexives
Points d’appuis acquis pour la définition du nouvel individualisme
Contre toutes les formes de l’assujettissement
Le « nouvel individualisme » et la problématique de l’égalité : vers une éthique prolétarienne
Du lien entre le concept d’individu et celui de dépersonnalisation
L’individu c’est l’être dépersonnalisé, déqualifié, dépossédé de sa personne.

►► Troisième série de notes réflexives
Points d’appuis pour mieux cerner le « nouvel individualisme » et le « nouvel humanisme » nommé aussi, par Martinet, « l’humanisme ouvrier ».
L’obstacle du langage, sens et valeur, deux exemples.
Personne et société : la question de la reconnaissance.
Comment articuler lutte de classes et psychologie ?
Autonomie vs Égonomie
L’autonomisation personnelle dans l’autonomisation sociale
Efficience de la lucidité pour l’autonomisation prolétarienne
Autonomisation, libération émancipatrice de la personne
Application : L’impasse individualiste, origine du désespoir de Stig Dagerman ?

►► Conclusion introductive pour ce jour d’hui

L’article est illustré avec des gravures sur bois de Frans Masereel…


Notes

[1Marcel Martinet Culture prolétarienne, Paris, 1935, 187 p. – p.40.

[2Le Musée du soir, revue internationale de littérature ouvrière, numéro 9 juillet-août 1959, Troisième Série, revue animée notamment par les mineurs Gornik, Paul et René Berteloot, parle de Victor Serge qui « ouvre à « un humanisme prolétarien » (page 91 du numéro).

[3Marcel Martinet Culture prolétarienne, Paris, 1935, 187 p. – p.40.

[4Désormais disponible grâce à Le Musée du soir, l’intégrale, Bourg-en-Bresse, ateliers de l’APLO, 2023, qui rassemble tous les numéros des quinze années que dura cette expérience littéraire ouvrière.

[5Gornik – Berteloot, « Notes de lecture », Le Musée du soir, revue internationale de littérature ouvrière, numéro 9 juillet-août 1959, Troisième Série, p. 91.

[6Qu’à cette époque et depuis longtemps, d’ailleurs, Martinet situe sa réflexion au sein de la conception syndicaliste révolutionnaire ne fait aucun doute.

[7Georges Gusdorf, La Parole, Paris, PUF, 1977, (première éd. 1952), 126 p. – p. 60.

[8André Jacob, L’Homme entre temps et éthique. En quête d’une philosophie pratique, volume I, Paris, Penta-L’Harmattan, 2006, 266 p. – pp. 97-98.

[9Georges Gusdorf, La Parole, Paris, PUF, 1977, (1ère éd. 1952), 126 p. – p. 56.

[10André Jacob, Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – pp. 32-33.

[11Expression d’Alain Badiou cité par André Jacob Penser le mal aujourd’hui. Contribution à une anthropologie du mal, Paris, Penta, 2011, 195 p. – p. 33.

[12Cité par Elsa Conesa et Solenn de Royer, « Bernard Arnaud le tout-puissant », Le Monde, 8/08/2023, p. 16.

[13Nous empruntons le terme à l’analyse par André Jacob du processus d’Ego-isation dans André Jacob, Esquisse d’une Anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 239 p. – p. 225.

[14Honoré de Balzac, « Les Employés » dans Balzac, La Comédie humaine, tome 4, préface de Pierre-Georges Castex, présentation et notes de pierre Citron, Paris, éditions du Seuil, 1966, pp. 515-593 – p. 593.

[15Maria-Antonietta Macciocchi, « Les Femmes et la traversée du fascisme », dans Éléments pour une analyse du fascisme. Séminaire de Maria A. Macciocchi Paris 8-Vincennes 1974-1975, tome I, Paris, UGE, 1976, 448 p. – pp.128-278 / p. 265.

[16Victor Serge, 16 Fusillés à Moscou (1936). La tragédie des écrivains soviétiques et autres textes, Paris, Spartacus, série B, n°126, janvier-février 1984, pp.143-150 – pp. 147-148.

[17Et c’est parce que nous les considérons constructifs que nous essayons ici de revenir sur l’absence, dans les recensions, de référence à l’objectif explicite de Martinet, d’écrire une contribution à une « nouvel individualisme ».

[18Léo Bersani, « Le Réalisme et la peur du désir » dans Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, 1982, pp.47-80 – p. 54.

[19Jean Prugnot, « Comment Martinet était poète », Le Musée du soir, première série, n°1 juillet 1954, pp. 6-8 – p.7. Réédité, avec la pagination d’origine de chaque numéro, dans Le Musée du soir. L’intégrale, Bourg-en-Bresse, éditions de l’A.P.L.O., 2023.

[20Voir Jacques Julliard, L’Esprit du peuple, Paris, Robert Laffont, 2017, 1116 p.– p. 1104.

[21Victor Griffuelhes, Le Syndicalisme révolutionnaire, Paris, La Publication sociale, 1909, p. 15.

[22Pelloutier, Martinet, Monatte etc. ne se trompaient pas, c’est du soi-même dont ils parlent et non d’un moi-même.

[23Extrait de la « Lettre aux anarchistes », Lettre du 12 décembre 1899 publiée en préface à la brochure Pelloutier, Fernand, Le Congrès général du parti socialiste français 3-8 décembre 1899, Paris, Stock, 1900, XI p. - 72 p. – p. VII.

[24Extrait de la « Lettre aux anarchistes », Ibidem – p. VIII.

[25Jean Piaget, La Causalité physique chez l’enfant, Paris, Librairie Félix Alcan, 1927, 343 p. – p. 144.

[26Voir les travaux d’André Jacob qui développe ce concept.

[27Sigmund Freud, La Vie sexuelle, introduction de Jean Laplanche, traduit de l’allemand par Denis Berger, Jean Laplanche et collaborateurs, Paris, PUF, 2019, 160 p. – p. 82.

[28Philippe Geneste, « Le Refus de la hiérarchie » dans Marcel Martinet, Le Chef contre l’homme, Forcalquier, éditions Quiero, 2023, pp. 35-58.

[29Voir Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme, Paris, érès, 2022, 280 p.

[30Voir Patrick Tort, Du Totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme, Toulouse, éres, 2022, 274 p. et Philippe Geneste, « Le totalitarisme, cerveau du capitalisme », le chiendent, n°23, mai 2023, pp. 7-12.

[31Lynd Ward cité par Art Spiegelman, « Lire les images. Quelques milliers de mots sur six œuvres qui n’en comptent aucun » dans Lynd Ward, L’Éclaireur. Récits gravés de Lynd Ward II Wild Pilgrimage, Prelude to a Million Years, Song Without Words, Monsieur Toussaint Louverture, 2020, pp. 335-351.

[32Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire suivi de L’Autre Scène, Paris, Seuil, 1985, 321 p. – p. 295.

[33Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Les personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Librairie Droz, 1988, 329 p. – p. 262.

[34Stig Dagerman, « La Seule chose qui est insensée est d’accepter le possible » (1949) dans Marginales revue de littérature et critique. « Stig Dagerman, la littérature et la conscience », n°6, pp. 146-147 - p. 147.

[35Dans le sens introduit en psychologie par René Zazzo.

[36Marcel Martinet, Le Chef contre l’homme suivi par Le refus de la hiérarchie de Philippe Geneste, Forcalquier, éditions Quiero, 2022, 74 p. – p.31.

[37Pour reprendre la périodisation de Lucien Goldmann.

[38Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Pluriel, 2023 (première éd. 1981), 455 p. – p. 134.

[39Marcel Martinet, Chants du passager suivi de Une Feuille de hêtre, poèmes, Troesne, Limonaire, 1978, 212 p. – p. 97.

[40Ibidem – p. 95.

[41Voir en annexe le commentaire du traitement par Stig Dagerman du même sujet.

[4242 Claude Le Manchec, Le Rire de Stig Dagerman, Paris, Ginkgo, 2023, 181 p.

[43Ibidem – p. 99.

[44Ibidem – p. 96.

[45Ibidem – p. 98.

[46Dagerman cité par Claude Le Manchec, Ibidem – p. 98.

[47Ibidem – p. 96.

[48Dagerman cité par Claude Le Manchec, Ibidem – p. 98.

[49Ibidem – p. 99.

[50Ibidem – p. 99.

[51Stig Dagerman, Notre Besoin de consolation est impossible à rassasier, traduit du suédois par Philippe Bouquet, Arles, Actes sud, 1987, 21 p. – p. 17.

[52Stig Dagerman, ibidem – p. 17.

[53Dans un entretien avec Fredy Gomez et Monica Gruzka, Philippe Bouquet parle du « combat de Dagerman entre le solitaire et le solidaire, contradiction qu’il n’a jamais résolue » (À Contretemps, L’Écriture et la vie. Trois écrivains de l’éveil libertaire, Stig Dagerman, Georges Navel, Armand Robin, Saint-Georges d’Oléron, 2011, 334 p. – p.47). Non résolue, cela signifie bien que le travail sur la contradiction n’a pas cessé.

[54Claude Le Manchec, Le Rire de Stig Dagerman, Paris, Ginkgo, 2023, 181 p. - p. 97

[55Ibidem – p. 97.

[56Ibidem – p. 112.

[57Ibidem – p. 104.

[58Ibidem – p. 104.

[59Ibidem – p. 115.

[60Ibidem – p. 112.

[61Ibidem – p. 113.

[62Dagerman, cité par Claude Le Manchec, ibidem – p. 112. On notera la proximité entre cette expression de Dagerman avec « l’honnêteté devant la vie » de Marcel Martinet.